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Je fais loyalement deux parts de votre bien :
La première est au roi, qui n’en retire rien ;
La seconde est pour moi. Voici votre mémoire.
Tant pour les brocs de vin qu’ici nous avons bus ;
Tant pour ceux qu’aux marchands vous n’avez point vendus,
Et pour ceux qu’avec vous nous comptons encor boire ;
Tant pour le sel marin duquel nous présumons
Que vous deviez garnir vos savoureux jambons[1],
Vous ne l’avez point pris, et vous deviez le prendre.
Je ne suis point méchant, et j’ai l’âme assez tendre.
Composons, s’il vous plaît. Payez dans ce moment
Deux mille écus tournois par accommodement, »
Mon badaud écoutait d’une mine attentive
Ce discours éloquent qu’il ne comprenait pas ;
Lorsqu’un autre seigneur en son logis arrive,
Lui fait son compliment, le serre entre ses bras :
« Que vous êtes heureux ! votre bonne fortune,
En pénétrant mon cœur, à nous deux est commune.
Du domaine royal je suis le contrôleur :
J’ai su que depuis peu vous goûtez le bonheur
D’être seul héritier de votre vieille tante.
Vous pensiez n’y gagner que mille écus de rente :
Sachez que la défunte en avait trois fois plus.
Jouissez de vos biens, par mon savoir accrus.
Quand je vous enrichis, souffrez que je demande,
Pour vous être trompé, dix mille francs d’amende[2]. »

Aussitôt ces messieurs, discrètement unis,
Font des biens au soleil un petit inventaire ;
Saisissent tout l’argent, démeublent le logis.
La femme du bourgeois crie et se désespère ;
Le maître est interdit ; la fille est tout en pleurs ;
Un enfant de quatre ans joue avec les voleurs :
Heureux pour quelque temps d’ignorer sa disgrâce !
Son aîné, grand garçon, revenant de la chasse.
Veut secourir son père, et défend la maison :

  1. Un homme qui a tant de cochons doit prendre tant de sel pour les saler ; et s’ils meurent, il doit prendre la même quantité de sel, sans quoi il est mis à l’amende, et on vend ses meubles. (Note de Voltaire.)
  2. Les contrôleurs du domaine évaluent toujours le bien dont tout collatéral hérite au triple de la valeur, le taxent suivant cette évaluation, imposent une amende excessive, vendent le bien à l’encan, et l’achètent à bon marché. (Id.)