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LES FINANCES


(1775)


Quand Terray nous mangeait[1], un honnête bourgeois,
Lassé des contre-temps d’une vie inquiète,
Transplanta sa famille au pays champenois :
Il avait près de Reims une obscure retraite ;
Son plus clair revenu consistait en bon vin.
Un jour qu’il arrangeait sa cave et son ménage,
Il fut dans sa maison visité d’un voisin,
Qui parut à ses yeux le seigneur du village :
Cet homme était suivi de brillants estafiers,
Sergents de la finance, habillés en guerriers.
Le bourgeois fit à tous une humble révérence,
Du meilleur de son cru prodigua l’abondance ;
Puis il s’enquit tout bas quel était le seigneur
Qui faisait aux bourgeois un tel excès d’honneur.
« Je suis, dit l’inconnu, dans les fermes nouvelles,
Le royal directeur des aides et gabelles.
— Ah ! pardon, monseigneur ! Quoi ! vous aidez le roi ?
— Oui, l’ami. — Je révère un si sublime emploi.
Le mot d’aide s’entend ; gabelles m’embarrasse.
D’où vient ce mot ? — D’un Juif appelé Gabelus[2].
— Ah, d’un Juif ! je le crois, — Selon les nobles us
De ce peuple divin, dont je chéris la race,
Je viens prendre chez vous les droits qui me sont dus.
J’ai fait quelques progrès, par mon expérience,
Dans l’art de travailler un royaume en finance.

  1. Le premier hémistiche de cette pièce prouve qu’elle est postérieure à la retraite de l’abbé Terray, qui eut lieu le 24 auguste 1774. L’abbé, pendant son ministère, avait pris à Voltaire 200,000 livres (voyez tome VIII, page 534). Les Finances sont au tome XIII de l’édition encadrée, qui est de 1775. (B.)
  2. Il y eut en effet le Juif Gabelus qui eut des affaires d’argent avec le bonhomme Tobie : et plusieurs doctes très-sensés tirent de l’hébreu l’étymologie de gabelle, car on sait que c’est de l’hébreu que vient le français. (Note de Voltaire.)