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Mais sur le point d’être jeté
Au fond de la nuit éternelle,
Comme tant d’autres l’ont été,
Tout ce que je vois me rappelle
À ce monde que j’ai quitté.
Si vers le soir un triste orage
Vient ternir l’éclat d’un beau jour,
Je me souviens qu’à votre cour
Le temps change encor davantage.
Si mes paons de leur beau plumage
Me font admirer les couleurs,
Je crois voir nos jeunes seigneurs
Avec leur brillant étalage ;
Et mes coqs d’Inde sont l’image
De leurs pesants imitateurs.
De vos courtisans hypocrites
Mes chats me rappellent les tours ;
Les renards, autres chattemittes,
Se glissant dans mes basses-cours,
Me font penser à des jésuites.
Puis-je voir mes troupeaux bêlants
Qu’un loup impunément dévore,
Sans songer à des conquérants
Qui sont beaucoup plus loups encore ?
Lorsque les chantres du printemps
Réjouissent de leurs accents
Mes jardins et mon toit rustique,
Lorsque mes sens en sont ravis,
On me soutient que leur musique
Cède aux bémols des Monsignys[1],
Qu’on chante à l’Opéra-Comique.
Quel bruit chez le peuple helvétique !
Brionne[2] arrive ; on est surpris,
On croit voir Pallas ou Cypris,
Ou la reine des immortelles :
Mais chacun m’apprend qu’à Paris
Il en est cent presque aussi belles.

  1. Pierre-Alexandre Monsigny, né en 1729, mort le 14 janvier 1817, a composé la musique d’un grand nombre d’opéras-comiques, du Déserteur entre autres.
  2. Mère de la princesse de Craon. Il y avait alors (août 1773) affluence de princes et de princesses à Lausanne et à Genève, « soit pour voir Tissot, soit pour se promener », disait Voltaire.