Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome10.djvu/453

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et les Alpes de loin, s’élevant dans la nue,
D’un long amphithéâtre enferment ces coteaux
Où le pampre en festons rit parmi les ormeaux.
Là quatre États divers arrêtent ma pensée :
Je vois de ma terrasse, à l’équerre tracée,
L’indigent Savoyard, utile en ses travaux,
Qui vient couper mes blés pour payer ses impôts ;
Des riches Genevois les campagnes brillantes ;
Des Bernois valeureux les cités florissantes ;
Enfin cette Comté, franche aujourd’hui de nom,
Qu’avec l’or de Louis conquit le grand Bourbon :
Et du bord de mon lac à tes rives du Tibre,
Je te dis, mais tout bas : Heureux un peuple libre !
Je le suis en secret dans mon obscurité ;
Ma retraite et mon âge ont fait ma sûreté.
D’un pédant d’Annecy j’ai confondu la rage[1] ;
J’ai ri de sa sottise : et quand mon ermitage
Voyait dans son enceinte arriver à grands flots
De cent divers pays les belles, les héros,
Des rimeurs, des savants, des têtes couronnées,
Je laissais du vilain les fureurs acharnées
Hurler d’une voix rauque au bruit de mes plaisirs.
Mes sages voluptés n’ont point de repentirs.
J’ai fait un peu de bien ; c’est mon meilleur ouvrage.
Mon séjour est charmant, mais il était sauvage ;
Depuis le grand édit[2], inculte, inhabité,
Ignoré des humains, dans sa triste beauté ;
La nature y mourait : je lui portai la vie ;
J’osai ranimer tout. Ma pénible industrie
Rassembla des colons par la misère épars ;
J’appelai les métiers, qui précèdent les arts ;
Et, pour mieux cimenter mon utile entreprise,
J’unis le protestant avec ma sainte Église.
Toi qui vois d’un même œil frère Ignace et Calvin,

  1. Voyez la note 2 de la page 406.
  2. À la révocation de l’édit de Nantes, tous les principaux habitants du petit pays de Gex passèrent à Genève et dans les terres helvétiques. Cette langue de terre, qui est dans la plus belle situation de l’Europe, fut déserte ; elle se couvrit de marais ; il y eut quatre-vingts charrues de moins ; plus d’un village fut réduit à une ou deux maisons ; tandis que Genève, par sa seule industrie et presque sans territoire, a su acquérir plus de quatre millions de rentes en contrats sur la France, sans compter ses manufactures et son commerce. (Note de Voltaire, 1773.)