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Que dans l’Europe entière on me montre un libelle
Qui ne soit pas couvert d’une honte éternelle,
Ou qu’un oubli profond ne retienne englouti
Dans le fond du bourbier dont il était sorti.
On punit quelquefois et la plume et la langue,
D’un ligueur turbulent la dévote harangue,
D’un Guignard, d’un Bourgoin[1] les horribles sermons,
Au nom de Jésus-Christ prêchés par des démons.
Mais quoi ! si quelque main dans le sang s’est trempée,
Vous est-il défendu de porter une épée ?
En coupables propos si l’on peut s’exhaler,
Doit-on faire une loi de ne jamais parler ?
Un cuistre en son taudis compose une satire,
En ai-je moins le droit de penser et d’écrire ?
Qu’on punisse l’abus ; mais l’usage est permis.
De l’auguste raison les sombres ennemis
Se plaignent quelquefois de l’inventeur utile
Qui fondit en métal un alphabet mobile,
L’arrangea sous la presse, et sut multiplier
Tout ce que notre esprit peut transmettre au papier.
« Cet art, disait Boyer[2], a troublé des familles ;
Il a trop raffiné les garçons et les filles. »
Je le veux ; mais aussi quels biens n’a-t-il pas faits ?
Tout peuple, excepté Rome, a senti ses bienfaits.
Avant qu’un Allemand trouvât l’imprimerie,
Dans quel cloaque affreux barbotait ma patrie !
Quel opprobre, grand Dieu ! quand un peuple indigent
Courait à Rome, à pied, porter son peu d’argent,
Et revenait, content de la sainte Madone,
Chantant sa litanie, et demandant l’aumône !

    Celui de la nature à peine s’est montré
    Qu’au sein de la poussière il est soudain rentré.
    Non, grand Dieu ! dans ce monde, où la sagesse brille,
    Jamais du blé pourri ne fit naître une anguille ;
    Thémis dut mépriser ce système nouveau :
    C’est au savant d’instruire, et non pas au bourreau. (B.)

  1. C’étaient des écrivains, des prédicateurs de la Ligue. Guignard était un jésuite qui fut pendu, et Bourgoin un jacobin qui fut roué. Il est vrai qu’ils étaient des fanatiques imbéciles ; mais avec leur imbécillité ils mettaient le couteau dans les mains des parricides. (Note du Voltaire, 1771.)
  2. Boyer, théatin, évêque de Miropoix, disait toujours que l’imprimerie avait fait un mal effroyable, et que, depuis qu’il y avait des livres, les filles savaient plus de sottises à dix ans qu’elles n’en avaient su auparavant à vingt. (Id., 1773.)