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On sait dans l’Occident que, malgré mes travers,
J’ai toujours fort aimé les rois qui font des vers.
David même me plut, quoique, à parler sans feinte,
Il prône trop souvent sa triste cité sainte.

    langue ; et à mesure qu’on fait de nouvelles découvertes dans la nature et dans les arts, elles exigent de nouveaux caractères pour les exprimer. Toute la vie d’un Chinois lettré se consume donc dans le soin pénible d’apprendre à lire et à écrire.

    Rien ne marque mieux la prodigieuse antiquité de cette nation, qui, ayant d’abord exprimé, comme toutes les autres, le petit nombre d’idées absolument nécessaire par des lignes et par des figures symboliques pour chaque mot, a persévéré dans cette méthode antique, lors même qu’elle est devenue insupportable.

    Ce n’est pas tout : les caractères ont un peu changé avec le temps, et il y en a trente-deux espèces différentes. Les Tartares Mantchoux se sont trouvés accablés du même embarras ; mais ils n’étaient point encore parvenus à la gloire d’être surchargés de trente-deux façons d’écrire. L’empereur Kien-Long, qui est, comme on sait, de race tartare, a voulu que ses compatriotes jouissent du même honneur que les Chinois. Il a inventé lui-même des caractères nouveaux, aidé dans l’art de multiplier les difficultés par les princes de son sang, par un de ses frères, un de ses oncles, et les principaux colao de l’empire.

    On s’est donné une peine incroyable, et il a fallu des années pour faire imprimer de soixante-quatre manières différentes son poëme de Moukden, qui aurait été facilement imprimé en deux jours si les Chinois avaient voulu se réduire à l’alphabet des autres nations.

    Le respect pour l’antique et pour le difficile se montre ici dans tout son faste et dans toute sa misère. On voit pourquoi les Chinois, qui sont peut-être le premier des peuples policés pour la morale, sont le dernier dans les sciences, et que leur ignorance est égale à leur fierté.

    Le poëme de l’empereur Kien-Long a plus d’un mérite, soit dans le sujet, qui est l’éloge de ses ancêtres, et où la piété filiale semble naturelle ; soit dans les descriptions, instructives pour nous, de la ville de Moukden, et des animaux, des plantes de cette vaste province ; soit dans la clarté du style, perfection si rare parmi nous. Il est encore à croire que l’auteur parle purement : c’est un avantage qui manque à plus d’un de nos poëtes.

    Ce qui est surtout très-remarquable, c’est le respect dont cet empereur paraît être pénétré pour l’Être suprême. On doit peser ces paroles à la page 103 de la traduction : « Un tel pays, de tels hommes, ne pouvaient manquer d’attirer sur eux des regards de prédilection de la part du souverain maître qui règne dans le plus haut des cieux. » Voilà bien de quoi confondre à jamais tous ceux qui ont imprimé dans tant de livres que le gouvernement chinois est athée. Comment nos théologiens détracteurs ont-ils pu accorder les sacrifices solennels avec l’athéisme ? N’était-ce pas assez de se contredire continuellement dans leurs opinions ? fallait-il se contredire encore pour calomnier d’autres hommes au bout de l’hémisphère ?

    Il est triste que l’empereur Kien-Long, auteur d’ailleurs fort modeste, dise qu’il descend d’une vierge qui devint grosse par la faveur du ciel, après avoir mangé d’un fruit rouge. Cela fait un peu de tort à la sagesse de l’empereur et à celle de son ouvrage. Il est vrai que c’est une ancienne tradition de sa famille ; il est encore vrai qu’on en avait dit autant de la mère de Gengis.

    Une chose qui fait plus d’honneur à Kien-Long, c’est l’extrême considération qu’il montre pour l’agriculture, et son amour pour la frugalité.

    N’oublions pas que, tout originaire qu’il est de la Tartarie, il rend hommage à l’antiquité incontestable de la nation chinoise. Il est bien loin de rêver que les