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Je ne suis point surpris qu’un sort capricieux
Ait pu mêler quelque ombre à tes jours glorieux.
L’âme qui sait penser n’en est point étonnée ;
Elle s’en affermit, loin d’être consternée :
C’est le creuset du sage ; et son or altéré
En renaît plus brillant, en sort plus épuré.
En tout temps, en tout lieu, le public est injuste :
Horace s’en plaignait sous l’empire d’Auguste.
La malice, l’orgueil, un indigne désir
D’abaisser des talents qui font notre plaisir,
De flétrir les beaux-arts qui consolent la vie,
Voilà le cœur de l’homme ; il est né pour l’envie.
À l’église, au barreau, dans les camps, dans les cours,
Il est, il fut ingrat, et le sera toujours.
Du siècle que j’ai vu[1] tu sais quelle est la gloire ;
Ce siècle des talents vivra dans la mémoire
Mais vois à quels dégoûts le sort abandonna
L’auteur d’Iphigénie et celui de Cinna,
Ce qu’essuya Quinault ; ce que souffrit Molière,
Fénelon dans l’exil terminant sa carrière ;
Arnauld, qui dut jouir du destin le plus beau,
Arnauld manquant d’asile, et même de tombeau.
De l’âge où nous vivons que pouvons-nous attendre ?
La lumière, il est vrai, commence à se répandre ;
Avec moins de talents on est plus éclairé ;
Mais le goût s’est perdu, l’esprit s’est égaré.
Ce siècle ridicule est celui des brochures,
Des chansons, des extraits, et surtout des injures,
La barbarie approche : Apollon indigné
Quitte les bords heureux où ses lois ont régné ;
Et, fuyant à regret son parterre et ses loges,
Melpomène avec toi fuit chez les Allobroges[2].



  1. Le siècle de Louis XIV, Voltaire avait vingt et un ans à la mort de ce prince.
  2. Mlle  Clairon venait de quitter le théâtre, et avait été passer quelque temps à Ferney. (K.)