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Gertrude était dévote, et non pas médisante.
Elle avait une fille ; un dix avec un sept
Composait l’âge heureux de ce divin objet,
Qui depuis son baptême eut le nom d’Isabelle.
Plus fraîche que sa mère, elle était aussi belle :
À côté de Minerve on eût cru voir Vénus.
Gertrude à l’élever prit des soins assidus.
Elle avait dérobé cette rose naissante
Au souffle empoisonné d’un monde dangereux ;
Les conversations, les spectacles, les jeux,
Ennemis séduisants de toute âme innocente,
Vrais pièges du démon[1], par les saints abhorrés,
Étaient dans la maison des plaisirs ignorés.
Gertrude en son logis avait un oratoire,
Un boudoir de dévote, où, pour se recueillir,
Elle allait saintement occuper son loisir,
Et faisait l’oraison qu’on dit jaculatoire.
Des meubles recherchés, commodes, précieux,
Ornaient cette retraite, au public inconnue ;
Un escalier secret, loin des profanes yeux,
Conduisait au jardin, du jardin dans la rue.
Vous savez qu’en été les ardeurs du soleil
Rendent souvent les nuits aux beaux jours préférables ;
La lune fait aimer ses rayons favorables :
Les filles en ce temps goûtent peu le sommeil.
Isabelle, inquiète, en secret agitée,
Et de ses dix-sept ans doucement tourmentée,
Respirait dans la nuit sous un ombrage frais,
En ignorait l’usage, et s’étendait auprès ;
Sans savoir l’admirer regardait la nature ;
Puis se levait, allait, marchait à l’aventure,
Sans dessein, sans objet qui pût l’intéresser ;
Ne pensant point encore, et cherchant à penser.
Elle entendit du bruit au boudoir de sa mère :
La curiosité l’aiguillonne à l’instant.
Elle ne soupçonnait nulle ombre de mystère ;
Cependant elle hésite, elle approche en tremblant,
Posant sur l’escalier une jambe en avant,

  1. Dans la Prude, acte II, scène ire, Voltaire a dit du jeu et du bal :
    Ce sont, ma chère, inventions du diable.