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Prier les dieux de la seconde espèce[1],
Qui des mortels font le mal ou le bien ?
Comment aimer des gens qui n’aiment rien,
Et qui, portés sur ces rapides sphères
Que la fortune agite en sens contraires,
L’esprit troublé de ce grand mouvement,
N’ont pas le temps d’avoir un sentiment ?
À leur lever pressez-vous pour attendre,
Pour leur parler sans vous en faire entendre,
Pour obtenir, après trois ans d’oubli,
Dans l’antichambre un refus très-poli.
« Non, dites-vous, la cour ni le beau monde
Ne sont point faits pour celui qui les fronde.
Fuis pour jamais ces puissants dangereux ;
Fuis les plaisirs, qui sont trompeurs comme eux.
Bon citoyen, travaille pour la France,
Et du public attends ta récompense. »
Qui ? le public ! ce fantôme inconstant,
Monstre à cent voix, Cerbère dévorant,
Qui flatte et mord, qui dresse par sottise
Une statue, et par dégoût la brise ?
Tyran jaloux de quiconque le sert,
Il profana la cendre de Colbert ;
Et, prodiguant l’insolence et l’injure,
Il a flétri la candeur la plus pure :
Il juge, il loue, il condamne au hasard
Toute vertu, tout mérite, et tout art.
C’est lui qu’on vit, de critiques avide.
Déshonorer le chef-d’œuvre d’Armide,
Et, pour Judith, Pirame, et Régulus[2],
Abandonner Phèdre, et Britannicus ;

  1. Variante :
    Prier les dieux de la seconde espèce ;
    À leurs autels porter son encensoir,
    Et de leurs mains attendre un billet noir,
    Qui peut sortir de cette roue immense
    Où sont les lots que leur faveur dispense ?
    À leurs humeurs faut-il s’assujettir,
    Importuner, souffrir, flatter, mentir,
    Remercier d’un dégoût, d’un caprice,
    Et, pour loyer d’un si noble service,
    Obtenir d’eux, après un an d’oubli,
    Dans l’antichambre, etc.
  2. Judith est une tragédie de Boyer ; Pirame et Régulus sont de Pradon.