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Conduites chaque nuit par son eunuque noir,
À son petit coucher arrivent à la file,
Attendent ses regards, et briguent son mouchoir.
Les plaisirs partageaient les moments de sa vie.
Monseigneur cependant, au fond de l’écurie,
Avec ses compagnons, ci-devant ses sujets,
Une étrille à la main, prenait soin des mulets.
Pour comble de malheur, il vit la belle Amide,
Que le noir circoncis, ministre de l’Amour,
Au superbe Abdala conduisait à son tour.
Prêt à s’évanouir, il s’écria : « Perfide !
Ce malheur me manquait, voici mon dernier jour. »
L’eunuque à son discours ne pouvait rien comprendre.
Dans un autre langage Amide répondit
D’un coup d’œil douloureux, d’un regard noble et tendre,
Qui pénétrait à l’âme, et ce regard lui dit :
« Consolez-vous, vivez, songez à me défendre ;
Vengez-moi, vengez-vous : votre nouvel emploi
Ne vous rend à mes yeux que plus digne de moi. »
Alamon l’entendit, et reprit l’espérance.
Amide comparut devant Son Excellence :
Le corsaire jura que jusques à ce jour
Il avait en effet connu la jouissance ;
Mais qu’en voyant Amide il connaissait l’amour.
Pour lui plaire encor plus elle fit résistance ;
Et ces refus adroits, annonçant les plaisirs,
En les faisant attendre irritaient ses désirs.
Les femmes ont toujours des prétextes honnêtes :
« Je suis, lui dit Amide, au rang de vos conquêtes ;
Vous êtes invincible en amour, aux combats,
Et tout est à vos pieds, ou veut être en vos bras ;
Mais souffrez que trois jours mon bonheur se diffère,
Et, pour me consoler de ces tristes délais,
À mon timide amour accordez deux bienfaits.
— Qu’ordonnez-vous ? parlez, répondit le corsaire ;
Il n’est rien que mon cœur refuse à vos attraits.
— Des faveurs que j’attends, dit-elle, la première
Est de faire donner deux cents coups d’étrivière
À trois Bénéventins que j’ai mandés exprès ;
La seconde, seigneur, est d’avoir deux mulets,
Pour m’aller quelquefois promener en litière.
Avec un muletier qui soit selon mon choix. »