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ÉPÎTRE XXX.


AUX MÂNES DE M. DE GENONVILLE.


(1729)


Toi que le ciel jaloux ravit dans son printemps ;
Toi de qui je conserve un souvenir fidèle,
Vainqueur de la mort et du temps ;
Toi dont la perte, après dix ans[1],
M’est encore affreuse et nouvelle ;
Si tout n’est pas détruit ; si, sur les sombres bords,
Ce souffle si caché, cette faible étincelle,
Cet esprit, le moteur et l’esclave du corps,
Ce je ne sais quel sens qu’on nomme âme immortelle,
Reste inconnu de nous, est vivant chez les morts ;
S’il est vrai que tu sois, et si tu peux m’entendre,
Ô mon cher Genonville ! avec plaisir reçoi
Ces vers et ces soupirs que je donne à ta cendre,
Monument d’un amour immortel comme toi.
Il te souvient du temps où l’aimable Égérie[2],
Dans les beaux jours de notre vie,
Écoutait nos chansons, partageait nos ardeurs.
Nous nous aimions tous trois. La raison, la folie,
L’amour, l’enchantement des plus tendres erreurs,
Tout réunissait nos trois cœurs.
Que nous étions heureux ! même cette indigence,
Triste compagne des beaux jours,
Ne put de notre joie empoisonner le cours.
Jeunes, gais, satisfaits, sans soins, sans prévoyance,
Aux douceurs du présent bornant tous nos désirs,
Quel besoin avions-nous d’une vaine abondance ?
Nous possédions bien mieux, nous avions les plaisirs !
Ces plaisirs, ces beaux jours coulés dans la mollesse,
Ces ris, enfants de l’allégresse,

  1. Il faudrait peut-être mettre « six ans », puisque Genonville était mort en 1723. Voyez, page 256, l’épître à Gervasi.
  2. Mlle de Livry. Voyez la note 1 de l’épître xxxiii.