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Mon chevalier en était tout chargé ;
D’argent, fort peu : car dans ces temps de crise
Tout paladin fut très-mal partagé :
L’argent n’allait qu’aux mains des gens d’église.
Sire Robert possédait pour tout bien
Sa vieille armure, un cheval, et son chien ;
Mais il avait reçu pour apanage
Les dons brillants de la fleur du bel âge,
Force d’Hercule, et grâce d’Adonis[1],
Dons fortunés qu’on prise en tout pays.
Comme il était assez près de Lutèce,
Au coin d’un bois qui borde Charenton,
Il aperçut la fringante Marthon,
Dont un ruban nouait la blonde tresse ;
Sa taille est leste, et son petit jupon
Laisse entrevoir sa jambe blanche et fine.
Robert avance, et lui trouve une mine
Qui tenterait les saints du paradis.
Un beau bouquet de roses et de lis
Est au milieu de deux pommes d’albâtre,
Qu’on ne voit point sans en être idolâtre ;
Et de son teint la fleur et l’incarnat
De son bouquet auraient terni l’éclat.
Pour dire tout, cette jeune merveille
À son giron portait une corbeille,
Et s’en allait, avec tous ses attraits,
Vendre au marché du beurre et des œufs frais.
Sire Robert, ému de convoitise,
Descend d’un saut, l’accole avec franchise :
« J’ai vingt écus, dit-il, dans ma valise ;
C’est tout mon bien, prenez encor mon cœur :
Tout est à vous. — C’est pour moi trop d’honneur,
Lui dit Marthon. » Robert presse la belle,
La fait tomber, et tombe aussitôt qu’elle,
Et la renverse, et casse tous ses œufs.
Comme il cassait, son cheval ombrageux,
Épouvanté de la fière bataille,
Au loin s’écarte, et fuit dans la broussaille.

  1. Dans la Pucelle, chant X, vers 399 et 400, on lit :
    Qui d’un Hercule eut la force en partage,
    Et d’Adonis le gracieux visage.