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146 LE MARSEILLOIS ET LE LION. [ss]

Ces ongles, dont un seul pourrait te déchirer ; Ce gosier écumant, prêt à te dévorer ; Cette gueule, ces yeux, dont jaillissent des flammes : Je tiens ces heureux dons du Dieu que tu réclames. Il ne fait rien en vain : te manger est ma loi ; C'est là le seul traité qu'il ait fait avec moi. Ce Dieu, dont mieux que toi je connais la prudence, Ne donne pas la faim pour qu'on fasse abstinence. Toi-même as fait passer sous tes chétives dents D'imhéciles dindons, des moutons innocents. Qui n'étaient pas formés pour être ta pâture. Ton débile estomac, honte de la nature. Ne pourrait seulement, sans l'art d'un cuisinier, Digérer un poulet, qu'il faut encor payer. Si tu n'as point d'argent, tu jeûnes en ermite ; Et moi, que l'appétit en tout temps sollicite. Conduit par la nature, attentive à mon bien, Je puis t'avaler cru, sans qu'il m'en coûte rien. Je te digérerai sans faute en moins d'une heure. Le pacte universel est qu'on naisse et qu'on meure. Apprends qu'il vaut autant, raisonneur de travers. Être avalé par moi que rongé par les vers,

— Sire, les Marseillois ont une âme immortelle : Ayez dans vos repas quelque respect pour elle,

— La mienne apparemment est immortelle aussi. Va, de ton esprit gauche elle a peu de souci.

Je ne veux point manger ton âme raisonneuse. Je cherche une pâture et moins fade et moins creuse. C'est ton corps qu'il me faut ; je le voudrais plus gras : Mais ton âme, crois-moi, ne me tentera pas,

— Vous avez sur ce corps une entière puissance ; Mais quand on a dîné, n'a-t-on point de clémence? Pour gagner quelque argent j'ai quitté mon pays : Je laisse dans Marseille une femme et deux fils ; Mes malheureux enfants, réduits à la misère. Iront à l'hôpital, si vous mangez leur père,

— Et moi, n'ai-je donc pas une femme à nourrir? Mon petit lionceau ne peut encor courir,

��d'un guerrier, il ne faut pas omettre ses armes. M, de Saint-Didior, qui avait vu disséquer à Marseille un lion nouvellement venu d'Afrique, s'assura qu'il avait quarante dents. {Note de Voltaire, 1708.)

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