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JUGEMENTS SUR VOLTAIRE.

Pourquoi ne dirions-nous pas de Voltaire que, d’une main puissante, il aida au progrès en renversant l’ancienne forme de l’oppression et en avançant ainsi l’heure de l’universelle délivrance, mais que, par ses opinions, ses instincts, son but direct, il fut l’homme de la bourgeoisie, et de la bourgeoisie seulement ? S’il est juste qu’on le glorifie pour avoir avec tant d’éclat renversé la tyrannie qui s’exerçait par voie d’autorité, il l’est aussi qu’on le blâme d’avoir contribué à établir la tyrannie qui s’exerce par voie d’individualisme... Le génie mérite qu’on le salue, mais il doit souffrir qu’on le juge...

Non, Voltaire n’aima pas assez le peuple. Qu’on eût allégé le poids de leurs misères à tant de travailleurs infortunés, Voltaire eût applaudi sans nul doute, par humanité ; mais sa pitié n’eut jamais rien d’actif et qui vînt d’un sentiment démocratique ; c’était une pitié de grand seigneur, mêlée de hauteur et de mépris.

... Avoir un cordonnier dans sa famille était presque, aux yeux de Voltaire, une flétrissure.

Il ne pouvait comprendre que l’auteur d’Émile eût fait de l’état de menuisier le complément d’une éducation philosophique...

Voltaire n’était pas fait, on le voit, pour chercher dans une révolution politique et sociale le salut du peuple. Changer hardiment, profondément, les conditions matérielles de l’État et de la société, il n’y songeait même pas, et ne commença à s’en inquiéter que sur la fin de sa carrière, aux cris poussés par Diderot, d’Holbach et Raynal.

Mais cette heure solennelle surprit Voltaire et le fit tressaillir. Comme Luther, il fut longtemps à découvrir la pente qui conduisait des abus religieux aux abus politiques, de la philosophie spéculative à la transformation matérielle de la société.

... Il est permis de croire que, s’il eût siégé à la Convention, il se serait violemment opposé à la condamnation de Louis XVI.

Ainsi, à l’exemple de Luther, à l’exemple de Calvin, Voltaire prêchait à la fois la révolte contre les autorités spirituelles et la soumission aux pouvoirs temporels. Révolutionnaire en religion, il n’entendait pas qu’on le fût en politique.

... Voltaire eut ce rare bonheur que ses idées furent toujours servies par les événements. Pendant qu’il pensait pour son siècle, son siècle agissait pour lui. (Histoire de la Révolution française.)

Ce qui manque à notre génération, ce n’est ni un Mirabeau, ni un Robespierre, ni un Bonaparte ; c’est un Voltaire. Nous ne savons rien apprécier avec le regard d’une raison indépendante et moqueuse... (Confession d’un Révolutionnaire.)