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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

tous les cas ; c’est au musicien à le faire tomber sur un son inutile dans la phrase musicale…

Voltaire me dit ensuite qu’il fallait me hâter d’aller à Paris : « C’est là, dit-il, que l’on vole à l’immortalité. — Ah ! monsieur, lui dis-je, que vous en parlez à votre aise ! Ce mot charmant vous est familier comme la chose même. — Moi, me dit-il, je donnerais cent ans d’immortalité pour une bonne digestion. » Disait-il vrai ?

Ayant été si bien accueilli de Voltaire, j’y retournai souvent ; j’allais faire chez lui mon apprentissage de cette aisance, de cette amabilité française, que l’on trouvait chez lui plus qu’à Genève. Voltaire, quoique éloigné de Paris depuis longtemps, n’était rien moins que rouillé par la solitude ; il semblait, au contraire, avoir transféré à Ferney le centre de la France. La correspondance continuelle qu’il entretenait avec les gens de lettres était le journal qui l’instruisait chaque jour des mouvements de la capitale, et l’opinion suspendue semblait attendre, pour se fixer, que le législateur du bon goût eût prononcé sur elle.

Genève, et surtout les leçons[1] que j’y donnais, m’ennuyaient davantage quand je sortais de Ferney ; tout m’enchantait dans ce lieu charmant : les parterres, les bosquets, les animaux les plus rustiques me semblaient différents sous un tel maître.

L’opulence d’un grand seigneur peut nous humilier, exciter notre envie ; mais celle d’un grand homme contente notre âme. Chacun doit se dire : C’est par des travaux immenses, c’est en m’éclairant, c’est en charmant mes ennuis, en me sauvant du désespoir peut-être, qu’il est parvenu à la fortune ; il m’a donc payé son bien par un bien plus précieux encore. Pourquoi le lui envierais-je ?

Ses vassaux obtenaient de lui tous les encouragements possibles ; chaque jour on bâtissait de nouvelles maisons, et Ferney serait devenu le bourg le plus considérable, le plus considéré de la France, si Voltaire s’y fût retiré vingt ans plus tôt.

J’ai entendu dire cent fois, depuis, qu’il était satirique, méchant, envieux de toute réputation. J’ose croire que si on ne l’eût combattu qu’avec des armes dignes de lui. Voltaire, la politesse, la galanterie même, sachant respecter le mérite, pour être lui-même respecté ; bon, humain, infatigable à protéger l’innocence ; non, Voltaire n’eût jamais paru dans l’arène fangeuse où l’envie et la satire l’ont fait descendre.

Il avait ses défauts sans doute ; mais songeons que les défauts de l’homme célèbre suivent partout sa réputation, tandis que ceux de l’homme obscur ne sortent pas du cercle étroit qui l’environne. Songeons que l’on ne pardonne rien aux grands hommes qui nous humilient plus ou moins, en nous forçant à l’admiration… Rien de plus noble, sans doute, que de mépriser la critique injuste ; mais la nature, en créant l’homme de génie, commença par le rendre vif, sensible, passionné, et rarement assez pacifique pour résister au plaisir d’une juste vengeance.

  1. De musique.