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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

Mais avant d’exécuter son projet il alla à Lunéville, où Stanislas, ex-roi de Pologne, conservant les vains honneurs de la royauté, jouissait, d’une autorité suffisante pour faire du bien, pour encourager les lettres, qu’il aimait sincèrement, et pour fixer autour de lui les personnes de France les plus distinguées alors par l’esprit, la politesse et les talents.

Malgré les invitations répétées de Voltaire, dit Bettinelli, je craignais d’aller chez lui ; j’avoue que je redoutais son humeur versatile et ses principes licencieux ; mais une circonstance me décida. J’étais à Lunéville, et un jour, en présence du roi de Pologne, la conversation tomba sur Voltaire ; il venait d’écrire à ce prince qu’il avait cinq cent mille francs qu’il désirait de placer dans l’acquisition d’une terre en Lorraine, pour aller mourir, disait-il, dans le voisinage de son Marc-Aurèle ; [mandant en même temps au Père Menoux, son ami et le mien, ces propres paroles lues et copiées par moi : Mon âge et les sentiments de religion, qui n’abandonnent jamais un homme élevé chez vous, me persuadent que je ne dois pas mourir sur les bords du lac de Genève[1].]

Stanislas ne demandait pas mieux que de l’attirer à sa cour, et l’amour qu’il avait pour la Lorraine lui faisait désirer aussi d’attirer dans le pays les cinq cent mille livres de Voltaire. « Mais je ne me fie pas à lui, disait Stanislas ; je sais qu’il voudrait bien s’ouvrir une porte pour rentrer en France. [C’est ce qui lui fait jouer la religion avec Menoux.] Cependant, s’il était devenu vraiment raisonnable, je le verrais avec plaisir ; [mais comment s’en assurer ?] » Lorsque Bettinelli annonça son départ pour Lyon, Stanislas lui proposa d’aller faire un four à Genève, de voir Voltaire, et de lui demander s’il désirait sérieusement de s’établir en Lorraine. Cette proposition détermina Bettinelli, qui, au lieu d’aller à Lyon, se rendit à Genève.

Le voyageur italien arrive aux Délices, qu’habitait alors Voltaire. Je vais le laisser parler, en abrégeant et en rapprochant les détails les plus intéressants de son récit, sans nous astreindre à une scrupuleuse littéralité. C’est surtout en traduisant le langage de la plaisanterie et de la conversation qu’on peut dire que la lettre tue.

J’ai trouvé, dit-il, Voltaire dans la conversation comme on le trouve dans ses écrits. L’épigramme semblait habiter sur ses lèvres et jaillir de ses yeux, qui étaient deux flambeaux où l’on voyait briller, ainsi que dans ses discours, un certain éclat de grâce et de malice. Il s’était fait un style particulier, en s’énonçant comme en écrivant ; rarement il parlait avec simplicité et comme les autres hommes : tout prenait dans sa bouche une tournure spirituelle ou philosophique.

Lorsque j’arrivai aux Délices, il était dans son jardin ; j’allai vers lui, et lui dis qui j’étais.

« Quoi ! s’écria-t-il, un Italien, un jésuite, un Bettinelli ! c’est trop d’honneur pour ma cabane. Je ne suis qu’un paysan comme vous voyez, ajouta-

  1. Ce passage, ainsi que les suivants placés entre crochets, n’existe pas dans la traduction de Suard. Nous les empruntons à M. Desnoiresterres, qui les a rétablis d’après l’original. (Voltaire aux Délices, page 330.)