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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

lorsque Voltaire s’aperçut qu’il n’avait pas sa tabatière. Il ne montra point dans cette occasion l’inquiétude qui eût agité un homme attaché à l’argent ; la boîte cependant était d’un grand prix. Nous tînmes sur-le-champ conseil, sans sortir de la voiture. Voltaire croyait avoir laissé cette tabatière dans la maison de poste de Marbourg. Envoyer un domestique ou le postillon à cheval pour en faire la recherche, c’était s’exposer à ne jamais la revoir : je m’offre à faire cette course à pied, il accepte, et je pars comme un trait : j’arrive essoufflé, j’entre dans la maison de la poste, tout y était encore tranquille ; je monte sans être vu à la chambre dans laquelle Voltaire avait couché, elle était ouverte. Rien sur la commode, rien sur les tables et sur le lit. À côté de ce dernier meuble était une table de nuit que couvrait un pan de rideau ; je le soulève, et j’aperçois la tabatière : m’en emparer, descendre les escaliers, et sortir de la maison, tout cela fut l’affaire d’un moment. Je cours rejoindre le carrosse, aussi joyeux que Jason après la conquête de la toison d’or. Ce bijou, d’une grande valeur, était un de ces dons que les princes prodiguaient à Voltaire comme un témoignage de leur estime ; il était doublement précieux. Mon illustre compagnon de voyage le retrouva avec plaisir, mais aussi avec la modération du désintéressement ; il me parut plus affecté de la peine que j’avais prise que joyeux d’avoir recouvré sa tabatière. C’est, il me semble, dans de pareilles occasions que l’homme se montre tel qu’il est, et que l’on peut juger son âme et ses passions.

Nous continuâmes notre route ; et après avoir traversé Giessen, Butzbach et Friedberg, dont nous visitâmes les salines, nous arrivâmes à Francfort-sur-le-Mein vers les huit heures du soir.

Nous nous disposions à partir le lendemain, les chevaux de poste et la voiture étaient prêts, lorsqu’un nommé Freytag, résident du roi de Prusse se présente, escorté d’un officier recruteur et d’un bourgeois de mauvaise mine. Ce cortége surprit beaucoup Voltaire. Le résident l’aborda, et lui dit en baragouinant qu’il avait reçu l’ordre de lui demander la croix de l’ordre du Mérite, la clef de chambellan, les lettres ou papiers de la main de Frédéric, et l’œuvre de poëshie du roi son maître.

Voltaire rendit sur-le-champ la croix et la clef ; il ouvrit ensuite ses malles et ses portefeuilles, et dit à ces messieurs qu’ils pouvaient prendre tous les papiers de la main du roi ; qu’à l’égard de l’œuvre de poëshie, il l’avait laissée à Leipsick, dans une caisse destinée pour Strasbourg ; mais qu’il allait écrire dans le moment pour la faire venir à Francfort, et qu’il resterait dans la ville jusqu’à ce qu’elle fût arrivée. Cet arrangement fut ratifié et signé des deux côtés. Freytag écrivit ce billet : « Monsir, sitôt le gros ballot de Leipzig sera ici, où est l’œuvre de poëshie du roi mon maître, et l’œuvre de poëshie rendu à moi, vous pourrez partir où vous paraîtra bon. À Francfort, 1er juin 1753. Freytag, résident du roi mon maître. » Voltaire écrivait au bas du billet : « Bon pour l’œuvre de poëshie du roi votre maître. Voltaire[1]. »

  1. Ces détails sont fort enjolivés d’après Voltaire ; on peut voir le texte exact du billet dans la Correspondance.