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HISTORIQUE.


autres miracles dans ce goût, célébrés par la lie du peuple, et mis en évidence par la lie des écrivains, qui veulent qu’on croie à ces fadaises comme au miracle des noces de Cana et à celui des cinq pains.

Tous ces pères de l’Église, les uns en sortant de Bicêtre, les autres en sortant du cabaret, quelques-uns en lui demandant l’aumône, lui envoyaient continuellement des libelles et des lettres anonymes ; il les jetait au feu sans les lire. C’est en réfléchissant sur l’infâme et déplorable métier de ces malheureux soi-disant gens de lettres qu’il avait composé la petite pièce de vers intitulée le Pauvre Diable, dans laquelle il fait voir évidemment qu’il vaut mille fois mieux être laquais ou portier dans une bonne maison que de traîner dans les rues, dans un café, et dans un galetas, une vie indigente qu’on soutient à peine, en vendant à des libraires des libelles où l’on juge les rois, où l’on outrage les femmes, où l’on gouverne les États, et où l’on dit à son prochain des injures sans esprit.

Dans les derniers temps il avait une profonde indifférence pour ses propres ouvrages, dont il fit toujours peu de cas, et dont il ne parlait jamais. On les réimprimait continuellement sans même l’en instruire. Une édition de la Henriade, ou des tragédies, ou de l’histoire, ou de ses pièces fugitives, était-elle sur le point d’être épuisée, une autre édition lui succédait sur-le-champ. Il écrivait souvent aux libraires : « N’imprimez pas tant de volumes de moi ; on ne va point à la postérité avec un si gros bagage[1]. » On ne l’écoutait pas : on le réimprimait à la hâte ; on ne le consultait point ; et, ce qui est presque incroyable et très-vrai, c’est qu’on fit à Genève une magnifique édition in-4o dont il ne vit jamais une seule feuille, et dans laquelle on inséra plusieurs ouvrages qui ne sont pas de lui, et dont les auteurs sont connus. C’est à propos de toutes ces éditions qu’il disait et qu’il écrivait à ses amis : « Je me regarde comme un homme mort dont on vend les meubles[2]. »

  1. Voltaire avait dit, en 1773, dans son Dialogue de Pégase et du Vieillard :

    On ne va point, mon fils, fût-on sur toi monté,
    Avec ce gros bagage à la postérité.

  2. Cette édition in-4° pèche par le désordre qui défigure plusieurs tomes, par le ridicule de faire suivre une pièce composée en 1770 par une faite en 1720, par la profusion de cent petits ouvrages de société qui ne sont pas de l’auteur, et qui sont indignes du public ; enfin par beaucoup de fautes typographiques. Cependant elle peut être recherchée pour la beauté du papier, du caractère et des estampes. (Note de Voltaire.) — Cette note, conservée dans le tome XXX de l’édition