Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome04.djvu/502

Cette page n’a pas encore été corrigée

498 DISSERTATION SUR LA TRAGÉDIE.

cents tragédies qu’on a données au théâtre, depuis qu’il est en possession de quelque gloire en France, il n’y en a pas dix ou douze qui ne soient fondées sur une intrigue d’amour, plus propre à la comédie qu’au genre tragique. C’est presque toujours la même pièce, le même nœud, formé par une jalousie et une rupture, et dénoué par un mariage : c’est une coquetterie continuelle, une simple comédie, où des princes sont acteurs, et dans laquelle il y a quelquefois du sang répandu pour la forme.

La plupart de ces pièces ressemblent si fort à des comédies, que les acteurs étaient parvenus, depuis quelque temps, à les réciter du ton dont ils jouent les pièces qu’on appelle du haut comique ; ils ont par là contribué à dégrader encore la tragédie : la pompe et la magnificence de la déclamation ont été mises en oubli. On s’est piqué de réciter des vers comme de la prose ; on n’a pas considéré qu’un langage au-dessus du langage ordinaire doit être débité d’un ton au-dessus du ton familier. Et si quelques acteurs ne s’étaient heureusement corrigés de ces défauts, la tragédie ne serait bientôt parmi nous qu’une suite de conversations galantes froidement récitées ; aussi n’y a-t-il pas encore longtemps que, parmi les acteurs de toutes les troupes, les principaux rôles dans la tragédie n’étaient connus que sous le nom de l’amoureux et de l’amoureuse. Si un étranger avait demandé dans Athènes : Quel est votre meilleur acteur pour les amoureux dans Ipliigùnie, dans Hècubc, dans les Héraclides, dans Œdipe, et dans Electre ? » on n’aurait pas même compris le sens d’une telle demande. La scène française s’est lavée de ce reproche par quelques tragédies où l’amour est une passion furieuse et terrible, et vraiment digne du théâtre ; et par d’autres, où le nom d’amour n’est pas même prononcé. Jamais l’amour n’a fait verser tant de larmes que la nature. Le cœur n’est qu’effleure, pour l’ordinaire, des plaintes d’une amante ; mais il est profondément attendri de la douloureuse situation d’une mère prôte de perdre son fils : c’est donc assurément par condescendance pour son ami que Despréaux disait {Art poèt, III, 95) :

De V amour la sensible peinture

Est, pour aller au cœur, la route la plus sûro.

La route de la nature est cent fois plus sûre, comme plus noble : les morceaux les plus frappants d’Iphigénie sont ceux où Clytemnestre défend sa fille, et non pas ceux où Achille défend son amante.