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494 DISSERTATION SUR LA TRAGÉDIE.

Les acteurs ne parurent pas élevés, comme dans Athènes, sur des cothurnes, qui étaient de véritables échasses ; leur visage ne fut pas caché sous de grands masques, dans lesquels des tuyaux d’airain rendaient les sons de la voix plus frappants et plus terribles. Nous ne pûmes avoir la mélopée des Grecs. Nous nous réduisîmes à la simple déclamation harmonieuse, ainsi que vous en aviez d’abord usé. Enfin nos tragédies devinrent une imitation plus vraie de la nature. Nous substituâmes l’histoire à la fable grecque. La politique, l’ambition, la jalousie, les fureurs de l’amour, régnèrent sur nos théâtres. Auguste, Cinna, César, Cornélie, plus respectables que des héros fabuleux, parlèrent souvent sur notre scène comme ils auraient parlé dans l’ancienne Rome.

Je ne prétends pas que la scène française l’ait emporté en tout sur celle des Grecs, et doive la faire oublier. Les inventeurs ont toujours la première place dans la mémoire des hommes ; mais quelque respect qu’on ait pour ces premiers génies, cela n’empêche pas que ceux qui les ont suivis ne fassent souvent beaucoup plus de plaisir. On respecte Homère, mais on lit le Tasse ; on trouve dans lui beaucoup de beautés qu’Homère n’a point connues. On admire Sophocle ; mais combien de nos bons auteurs tragiques ont-ils de traits de maîtres que Sophocle eût. fait gloire d’imiter, s’il fût venu après eux ! Les Grecs auraient appris de nos grands modernes à faire des expositions plus adroites, à lier les scènes les unes aux autres par cet art imperceptible qui ne laisse jamais le théâtre vide, et qui fait venir et sortir avec raison les personnages. C’est à quoi les anciens ont souvent manqué, et c’est en quoi le Trissino les a malheur eusement imités. Je maintiens, «par exemple, que Sophocle et Euripide eussent regardé la première scène de Bajazet comme une école où ils auraient profité, en voyant un vieux général d’armée annoncer, par les questions qu’il fait, qu’il médite une grande entreprise ;

Que faisaient cependant nos braves janissaires ? Rendent-ils au sultan des hommages sincères ? Dans le secret des cœurs, Osmin, n’as-tu rien lu ?

Et le moment d’après :

Crois-tu qu’ils me suivraient encore avec plaisir, Et qu’ils reconnaîtraient la voix de leur vizir ?