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AVERTISSEMENT.

d’intérêt ; elle est écrite avec plus de chaleur et de force ; cependant elle n’eut pas d’abord un succès éclatant, et habent sua fata libelli[1]. Mais depuis elle a été rejouée avec de très-grands applaudissements, et c’est une des pièces dont la représentation a fait le plus de plaisir au public.

Avant et après Amasis, nous avons eu beaucoup de tragédies sur des sujets à peu près semblables, dans lesquelles une mère va venger la mort de son fils sur son propre fils même, et le reconnaît dans l’instant qu’elle va le tuer. Nous étions même accoutumés à voir sur notre théâtre cette situation frappante, mais rarement vraisemblable, dans laquelle un personnage vient un poignard à la main pour tuer son ennemi, tandis qu’un autre personnage arrive dans l’instant même, et lui arrache le poignard. Ce coup de théâtre avait fait réussir, du moins pour un temps, le Camma de Thomas Corneille.

Mais de toutes les pièces dont je vous parle, il n’y en a aucune qui ne soit chargée d’un petit épisode d’amour, ou plutôt de galanterie ; car il faut que tout se plie au goût dominant. Et ne croyez pas, monsieur, que cette malheureuse coutume d’accabler nos tragédies d’un épisode inutile de galanterie soit due à Racine, comme on le lui reproche en Italie ; c’est lui, au contraire, qui a fait ce qu’il a pu pour réformer en cela le goût de la nation. Jamais chez lui la passion de l’amour n’est épisodique : elle est le fondement de toutes ses pièces ; elle en forme le principal intérêt. C’est la passion la plus théâtrale de toutes, la plus fertile en sentiments, la plus variée : elle doit être l’âme d’un ouvrage de théâtre, ou en être entièrement bannie. Si l’amour n’est pas tragique, il est insipide ; et s’il est tragique, il doit régner seul : il n’est pas fait pour la seconde place. C’est Rotrou, c’est le grand Corneille même, il le faut avouer, qui, en créant notre théâtre, l’ont presque toujours défiguré par ces amours de commande, par ces intrigues galantes qui, n’étant point de vraies passions, ne sont point dignes du théâtre ; et si vous demandez pourquoi on joue si peu de pièces de Pierre Corneille, n’en cherchez point ailleurs la raison ; c’est que, dans la tragédie d’Othon (II, i),


Othon à la princesse a fait un compliment
Plus en homme de cour qu’en véritable amant…
Il suivait pas à pas un effort de mémoire,
Qu’il était plus aisé d’admirer que de croire.

  1. Terentianus Mauras. (B.)