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pièce était écrite avec toute la circonspection convenable, et qu’on ne pouvait éviter plus sagement les écueils du sujet ; mais que, pour ce qui regardait la poésie, il y avait encore des choses à corriger. Je sais en effet que l’auteur les a retouchées avec beaucoup de soin. Ce fut aussi le sentiment d’un homme qui tient le même rang, et qui n’a pas moins de lumières[1].

Enfin l’ouvrage, approuvé d’ailleurs selon toutes les formes ordinaires, fut représenté à Paris le 9 d’août 1742. Il y avait une loge entière remplie des premiers magistrats de cette ville ; des ministres même y furent présents. Ils pensèrent tous comme les hommes éclairés que j’ai déjà cités.

Il se trouva[2] à cette première représentation quelques personnes qui ne furent pas de ce sentiment unanime. Soit que, dans la rapidité de la représentation, ils n’eussent pas suivi assez le fil de l’ouvrage, soit qu’ils fussent peu accoutumés au théâtre, ils furent blessés que Mahomet ordonnât un meurtre, et se servît de sa religion pour encourager à l’assassinat un jeune homme qu’il fait l’instrument de son crime. Ces personnes, frappées de cette atrocité, ne firent pas assez réflexion qu’elle est donnée dans la pièce comme le plus horrible de tous les crimes, et que même il est moralement impossible qu’elle puisse être donnée autrement. En un mot, ils ne virent qu’un côté ; ce qui est la manière la plus ordinaire de se tromper. Ils avaient raison assurément d’être scandalisés, en ne considérant que ce côté qui les révoltait. Un peu plus d’attention les aurait aisément ramenés ; mais, dans la première chaleur de leur zèle, ils dirent que la pièce était un ouvrage très-dangereux, fait pour former des Ravaillac et des Jacques Clément.

On est bien surpris d’un tel jugement, et ces messieurs l’ont désavoué sans doute. Ce serait dire qu’Hermione enseigne à assassiner un roi, qu’Électre apprend à tuer sa mère, que Cléopâtre et Médée montrent à tuer leurs enfants ; ce serait dire qu’Harpagon forme des avares ; le Joueur, des joueurs ; Tartuffe, des hypocrites. L’injustice même contre Mahomet serait bien plus grande que contre toutes ces pièces, car le crime du faux prophète y est mis dans un jour beaucoup plus odieux que ne l’est aucun des vices et des

  1. Le cardinal de Tencin avait sans doute oublié cet éloge en 1754, lorsqu’il reçut « assez mal » Voltaire à Lyon, comme celui-ci le raconte dans ses Mémoires.
  2. Le fait est que l’abbé Desfontaines et quelques hommes aussi méchants que lui dénoncèrent cet ouvrage comme scandaleux et impie ; et cela fit tant de bruit que le cardinal de Fleury, premier ministre, qui avait lu et approuvé la pièce, fut obligé de conseiller à l’auteur de la retirer. (Note de Voltaire.)