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fangeuses bouillonnent en tournoyant, et qui vomit dans le Cocyte le rebut de sa vase immonde. Sévère nautonier de ces bords, Caron veille sur leur sondes. Son front sourcilleux inspire la terreur : sur sa poitrine descend à flots blanchis une barbe inculte et sauvage : ses yeux brillent d’un feu sombre ; et son manteau qu’un nœud rattache, pend à replis grossiers de ses larges épaules. Lui-même conduisant sa barque, il plonge l’aviron, il gouverne la voile, et d’une rive à l’autre, va, revient, voiturant les morts dans la nacelle enfumée. Il est vieux ; mais sa vieillesse est verte et robuste : c’est la vieillesse d’un dieu. Vers lui se précipitait de toutes parts la foule répandue sur la plage ; des mères, des époux, de magnanimes guerriers, aujourd’hui vaines ombres, des enfans au berceau, de tendres vierges qu’attendait l’hyménée, des fils, amour d’un père, et que le bûcher consuma sous les yeux paternels. Moins nombreuses tombent dans les forêts, aux premiers froids de l’automne, les feuilles arrachées par les vents ; moins pressées, traversant les airs, vont s’abattre aux lointains rivages les colonies du peuple ailé, quand la saison glaciale les chasse au-delà des mers, et les pousse vers des climats qu’échauffe un doux soleil. Debout le long du fleuve, ils s’agitaient pour le franchir, et, les mains étendues, imploraient le bord opposé. Mais l’inflexible vieillard prend à son gré les uns, laisse à son gré les autres, et refoule au loin sur l’arène ceux qu’ont écartés ses refus.

Énée contemple avec surprise ces mouvemens tumultueux. Son cœur s’en est ému : « Parle, dit-il,