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dit, embrasse nos genoux, et se roulant dans la poussière, y reste prosterné. Nous l’invitons à nous apprendre ses malheurs. « Quel est-il ? De quels parens a-t-il reçu le jour ? Quel coup du sort l’a réduit à tant de misère ? » Anchise lui-même, prévenant nos désirs, lui tend une main secourable, et par ce gage de paix lui rend l’espérance et la vie. L’infortuné, que cet accueil rassure, nous raconte ainsi ses malheurs :

« Ithaque est ma patrie. J’ai suivi la fortune du déplorable Ulysse. Achéménide est mon nom. Fils d’un père indigent, plût au ciel que je n’eusse point quitté l’humble chaumière d’Adamaste, pour les remparts de Troie ! Jetés au retour sur ces plages homicides, les Grecs, en fuyant éperdus, m’oublièrent, hélas ! dans la caverne de Polyphême. La sombre et spacieuse demeure n’offre, sous ses voûtes profondes, que des chairs sanglantes, que d’exécrables mets. Lui-même ( dieux ! délivrez la terre d’un tel fléau ! ), lui-même affreux colosse, le cyclope touche de son front les nues, et semble défier la foudre. Son aspect est terrible, son cœur impitoyable : il dévore vivantes les entrailles de ses victimes, et s’abreuve d’un sang livide. Je l’ai vu de mes propres yeux, sur sa couche sauvage, saisir de sa main effroyable deux de nos compagnons, les écraser contre le roc, et rougir des flots de leur sang le pavé de son antre. J’ai vu leurs corps meurtris assouvir son horrible faim ; j’ai entendu leurs membres palpitans crier sous ses dents cruelles. Ce ne fut pas impunément. Ulysse ne put tenir à tant