Page:Viollet-le-Duc - Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, 1854-1868, tome 8.djvu/233

Cette page a été validée par deux contributeurs.
[sculpture]
— 230 —

registrement, et s’ils en sortaient, ils seraient accrochés par l’un des nombreux rouages administratifs à travers lesquels il leur faudrait passer.

Les conditions de liberté pour les artistes, en tant qu’artistes, ne sont point celles du citoyen. Un état social peut être très-oppressif pour le citoyen, mais très-favorable au développement de la liberté chez l’artiste. La réciproque a lieu. Quand les artistes, dans la société, forment une sorte de caste dont tous les membres sont égaux, ils se trouvent dans les meilleures conditions du développement libre de l’art. Comme caste, ils acquièrent au sein de l’ordre civil, — surtout s’il est divisé comme l’était l’ordre féodal, — une prépondérance marquée. Comme individu, le principe de toute caste étant l’égalité entre les membres qui en font partie, le contraire de la hiérarchie, l’artiste conserve une liberté d’action dont nous sommes aujourd’hui fort éloignés.

L’école laïque d’artistes s’était formée dès la seconde moitié du XIIe siècle, c’était une conséquence naturelle du développement de l’esprit municipal, si puissant à cette époque. Les règlements qui furent rédigés au XIIIe siècle pour donner une existence légale aux corporations sont la preuve que ces corporations fonctionnaient, car jamais la loi ne précède le fait ; elle le reconnaît et le règle lorsqu’il a produit déjà des conséquences dont l’étendue peut être appréciée. Une fois sorti des monastères, l’art se fixait dans des ateliers, dans certaines familles, dont les membres, comme artistes, n’étaient et ne pouvaient être soumis à aucune hiérarchie. Ces ateliers, ces familles se réunissaient, discutaient les intérêts collectifs de la corporation, les établissaient en face de l’ordre féodal, mais n’avaient et ne pouvaient avoir la prétention d’imposer des méthodes d’art au milieu d’elles, car ces chefs d’atelier étaient sur le pied d’égalité parfaite entre eux et n’étaient point pourvus de fonctions ou de dignités de nature à leur donner une autorité prépondérante dans la corporation. On comprend comment un pareil état social devait être favorable au développement et au progrès très-rapide de l’art. L’expérience ou le génie de chaque membre éclairait la corporation, mais n’imposait ni des doctrines ni des méthodes. Aussi l’art de cette époque est-il bien le fidèle miroir de cet état social des artistes. Une expérience réussit-elle, aussitôt on la voit répandre ses résultats, et être immédiatement suivie d’un perfectionnement ou d’une tentative nouvelle. Il est bien certain, — et nous en avons la preuve au XIIIe siècle, — que l’art était pratiqué dans certaines familles, le père instruisait son fils ou son neveu. Les connaissances se transmettaient ainsi dans des corporations composées d’un nombre de membres ayant tous les caractères de la caste. Ces connaissances considérées comme le privilège de la caste n’étaient point divulguées dans le public ; et leur transmission non interrompue dans l’atelier ou la famille, du patron à l’apprenti, du père au fils, explique comment nous ne possédons aucun traité écrit sur les matières d’art en France de la fin du XIIe siècle au XVIe. Des moines pouvaient écrire ces traités, et nous en possédons un, celui de Théophile, qui date du milieu du XIIe siècle