Page:Viollet-le-Duc - Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, 1854-1868, tome 6.djvu/276

Cette page a été validée par deux contributeurs.
[maison]
— 273 —

et les goûts de chacun, se modifiant au fur et à mesure des changements qui s’opèrent dans ces habitudes et ces goûts. Le système féodal, bien qu’imposé en France par la conquête, bien qu’antipathique aux populations gallo-romaines, n’était pas fait pour détruire l’individualisme, la responsabilité personnelle ; au contraire, il développait avec énergie ce sentiment naturel aux populations occidentales, il établissait la lutte à l’état permanent, il laissait un dernier recours contre l’oppression par l’emploi du mécanisme féodal lui-même : car tout individu opprimé par un seigneur pouvait toujours recourir au suzerain, et toute municipalité pouvait, en se jetant tantôt dans le parti de l’évêque, tantôt dans celui du baron laïque, ou en les repoussant l’un et l’autre pour se donner au suzerain, faire un dernier appel contre la tyrannie. Ce n’était pas là certainement un état réglé, policé, comme nous l’entendons ; mais ce n’était pas non plus un état contraire au développement intellectuel de l’individu. Aussi, l’individu, dans les villes du moyen âge, est quelque chose et, par suite, son habitation conserve un caractère défini, reconnaissable.

Le gouvernement absolu de Louis XIV étouffe presque entièrement ce sentiment si actif encore jusqu’à la fin du XVIe siècle, et la maison du citadin français au XVIIe perd tout caractère individuel. L’habitation des villes devient un magasin de famille. Uniformément bâties, uniformément percées ou distribuées, ces demeures engloutissent les citoyens qui perdent, en y entrant, toute physionomie individuelle et ne se reconnaissent plus, pour ainsi dire, que par des noms de rues et des numéros d’ordre. Aussi nous voyons qu’en Angleterre, où le sentiment de la responsabilité personnelle, de la distinction de l’individu s’est beaucoup mieux conservé que chez nous, les habitants des grandes villes, s’ils possèdent des maisons à peu près semblables comme apparence, les possèdent du moins par familles et ne se prêtent que difficilement à cette réunion de nombreux locataires dans une même habitation. Ce fait nous paraît avoir une signification morale d’une haute importance, et ce n’est pas sans une vive satisfaction que nous voyons de nos jours ce sentiment de la distinction de la famille, de l’individualisme, s’emparer de nouveau des esprits, et réagir contre l’énervant système introduit en France sous le gouvernement de Louis XIV.

Chacun désire avoir sa maison : or, si l’immense majorité des habitants de nos grandes cités ne peut encore satisfaire ce goût à la ville, du moins cherche-t-on à s’affranchir des conditions fâcheuses de la demeure banale, en faisant élever ces myriades de petites maisons suburbaines qui peuplent tous nos environs, et dans lesquelles les familles même peu fortunées peuvent passer une bonne partie de l’année. Ce sera une des gloires du gouvernement actuel de la France d’avoir su prendre les mesures les plus radicales pour provoquer cette tendance saine des esprits : car, selon nous, un État ne pourra se dire moralement civilisé que le jour où chaque citoyen possédera son logis en propre, dans lequel il pourra élever sa famille, où il laissera les souvenirs du bien qu’il a pu