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comprendrait, au contraire, la colère qu’expriment tous les écrivains du XIIe et du XIIIe siècle, qui voyaient leurs propres seigneurs, les rois mêmes de leur pays, quitter la patrie, abandonner leurs États et leur famille, s’exposer à toutes les fatigues, les hasards, les dangers, pour la cause d’une religion dont les ministres, héritiers de la fortune et des terres des croisés, vivaient en France au milieu de l’abondance, du luxe, et souvent de la débauche ? Et, de nos jours, n’avons-nous pas vu faire bien pis que des contes pour réprimer des abus moins criants que ceux-là ? » Les fabliaux appartiennent à notre pays. Nulle part en Europe, aux XIIe et XIIIe siècles, on ne faisait de ces contes, de ces lais, de ces romans, vifs, nets, caustiques, légers dans la forme, profonds par l’observation du cœur humain. L’Allemagne écrivait les Niebelungen, sorte de poëme héroïque et sentimental où les personnages parlent et agissent en dehors du domaine de la réalité. L’Italie penchait vers la poésie tragique et mystique dont le Dante est resté la plus complète expression. L’Espagne récitait le Romancero, énergique par la pensée, concis dans la forme, où la raillerie est amère, envenimée, respirant la vengeance patiente, où les sentiments les plus tendres conservent l’âpreté d’un fruit sauvage. Ce peuple de France, tempéré comme son climat, seul au milieu du moyen âge tout plein de massacres, de misères, d’abus, de luttes, conserve sa bonne humeur : il mord sans blesser, il corrige sans pédantisme ; le cothurne tragique provoque son sourire ; la satire amère lui semble triste. Il conte, il raille, mais il apporte dans le tour léger de ses fables, de ses romans, de ses chansons de gestes, cet esprit positif, cette logique inflexible que nous lui voyons développer dans les arts plastiques ; il semble tout effleurer, mais si légère que soit son empreinte, elle est ineffaçable. Pour comprendre les arts du moyen âge en France, il faut connaître les œuvres littéraires de nos trouvères des XIIe et XIIIe siècles, dont Rabelais et La Fontaine ont été les derniers descendants. Faire songer en se jouant, sonder les replis du cœur humain les plus cachés et les plus délicats dans une phrase, les dévoiler par un geste, en laissant l’esprit deviner ce qu’on ne dit pas ou ce qu’on ne montre pas, c’est là tout le talent de nos vieux auteurs et de nos vieux artistes si mal connus. Quoi de plus fin que ce prologue du roman du Renard ? En quelques vers l’auteur nous montre le tour de son esprit, disposé à se moquer un peu de tout le monde, avec un fond d’observation très-juste et de philosophie pratique.

Dieu chasse Adam et Ève du paradis terrestre.

« Pitiez l’emprist, si lor dona
Une verge, si lor mostra
Quant il de riens mestier auroient,
De ceste verge en mer ferroient.
Adam tint la verge en sa main,
En mer feri devant Evain :
Sitost con en la mer feri,