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soumis. Pourquoi irait-il se créer des difficultés à plaisir ? Pourquoi inventerait-il des machines propres à monter les eaux des rivières à une grande hauteur, puisqu’il peut aller chercher leur source dans les montagnes et les amener dans la ville par une pente naturelle, à travers de vastes plaines ? Pourquoi lutter contre l’ordre régulier des choses de ce monde, puisque ce monde, hommes et choses, est à lui ?

L’erreur des premiers temps du moyen âge, ça été de croire que, dans l’état d’anarchie où la société était tombée, on pouvait refaire ce qu’avaient fait les Romains. Aussi, tant que cette époque de transition se traîne sur les traces des traditions romaines, quelle impuissance ! quelle pauvreté ! Mais bientôt surgit l’esprit des sociétés modernes ; à ce désir vain de faire revivre une civilisation morte succède l’antagonisme entre les hommes, la lutte contre la matière. La société est morcelée, l’individu est responsable, toute autorité est contestée, parce que tous les pouvoirs se neutralisent, se combattent, sont victorieux tour à tour. On discute, on cherche, on espère. Parmi les débris de l’antiquité, ce ne sont pas les arts que l’on va exhumer, mais la philosophie, la connaissance des choses. Au XIIe siècle déjà, c’est chez les philosophes grecs que les esprits d’élite vont chercher leurs armes. Alors cette société, encore si imparfaite, si misérable, est dans le vrai ; ses instincts la servent bien ; elle prend aux restes du passé ce qui peut l’éclairer, la faire marcher en avant. Vainement le clergé lutte contre ces tendances ; malgré tout le pouvoir dont dispose la féodalité cléricale, elle-même est entraînée dans le mouvement ; elle voit naître chaque jour autour d’elle l’esprit d’examen, la discussion, la critique. D’ailleurs, à cette époque, tout ce qui tend à abaisser une puissance est soutenu par une puissance rivale. Le génie national profite habilement de ces rivalités : il se forme, il s’enhardit ; matériellement dominé toujours, il se rend moralement indépendant, il suit son chemin à lui, à travers les luttes de tous ces pouvoirs trop peu éclairés encore pour exiger, de la foule intelligente qui s’élève, autre chose qu’une soumission matérielle. Bien d’autres, avant nous, ont dit, avec plus d’autorité, que l’histoire politique, l’histoire des grands pouvoirs, telle qu’on la faisait autrefois, ne présente qu’une face étroite de l’histoire des nations ; et d’illustres auteurs ont en effet, de notre temps, montré qu’on ne peut connaître la vie des peuples, leurs développements, les causes de leurs transformations et de leurs progrès, qu’en fouillant dans leur propre sein. Mais ce qu’on n’a point fait encore, c’est l’histoire de ces membres vivaces, actifs, intelligents, étrangers à la politique, aux guerres, au trafic ; qui, vers le milieu du moyen âge, ont pris une si grande place dans le pays ; de ces artistes ou artisans, si l’on veut, constitués en corporations ; obtenant des privilèges étendus par le besoin qu’on avait d’eux et les services qu’ils rendaient ; travaillant en silence, non plus sous les voûtes des cloîtres, mais dans l’atelier ; vendant leur labeur matériel, mais conservant leur génie indépendant, novateur ; se tenant étroitement unis et marchant tous ensemble vers le progrès, au milieu de cette société qui se sert de leur intelli-