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ou les châteaux qu’ils habitaient peuvent être cependant construits avec sagesse, économie et une grande liberté dans l’emploi des moyens. Une construction n’est pas fanatique, oppressive, tyrannique ; ces épithètes n’ont pas encore été appliquées à l’assemblage des pierres, du bois ou du fer. Une construction est bonne ou mauvaise, judicieuse ou dépourvue de raison. Si nous n’avons rien à prendre dans le code féodal, ce n’est pas à dire que nous n’ayons rien à prendre dans les constructions de ce temps. Un parlement condamne de malheureux juifs ou sorciers à être brûlés vifs ; mais la salle dans laquelle siège ce parlement peut être une construction fort bonne et mieux bâtie que celle où nos magistrats appliquent des lois sages, avec un esprit éclairé. Un homme de lettres, un historien, dit, en parlant d’un château féodal : « Ce repaire du brigandage, cette demeure des petits despotes tyrannisant leurs vassaux, en guerre avec leurs voisins… » Aussitôt chacun de crier haro sur le châtelain et sur le château. En quoi les édifices sont-ils les complices de ceux qui les ont fait bâtir, surtout si ces édifices ont été élevés par ceux-là même qui étaient victimes des abus de pouvoir de leurs habitants ? Les Grecs n’ont-ils pas montré, en maintes circonstances, le fanatisme le plus odieux ? Cela nous empêche-t-il d’admirer le Parthénon ou le temple de Thésée ?

Il est bien temps, nous le croyons, de ne plus nous laisser éblouir, nous architectes, par les discours de ceux qui, étrangers à la pratique de notre art, jugent des œuvres qu’ils ne peuvent comprendre, dont ils ne connaissent ni la structure, ni le sens vrai et utile, et qui, mus par leurs passions ou leurs goûts personnels, par des études exclusives et un esprit de parti étroit, jettent l’anathème sur des artistes dont les efforts, la science et l’expérience pratique, nous sont, aujourd’hui encore, d’un grand secours. Peu nous importe que les seigneurs féodaux fussent des tyrans, que le clergé du moyen âge ait été corrompu, ambitieux et fanatique, si les hommes qui ont bâti leurs demeures étaient ingénieux, s’ils ont aimé leur art et l’ont pratiqué avec savoir et soin. Peu nous importe qu’un cachot ait renfermé des vivants pendant des années, si les pierres de ce cachot sont assez habilement appareillées pour offrir un obstacle infranchissable ; peu nous importe qu’une grille ait fermé une chambre de torture, si la grille est bien combinée et le fer bien forgé. La confusion entre les institutions et les produits des arts ne doit point exister pour nous, qui cherchons notre bien partout où nous pensons le trouver. Ne soyons pas dupes à nos dépens de doctrines exclusives ; blâmons les mœurs des temps passés, si elles nous semblent mauvaises ; mais n’en proscrivons pas les arts avant de savoir si nous n’avons aucun avantage à tirer de leur étude. Laissons aux amateurs éclairés le soin de discuter sur la prééminence de l’architecture grecque sur l’architecture romaine, de celle-ci sur l’architecture du moyen âge ; laissons-les traiter ces questions insolubles ; écoutons-les, si nous n’avons rien de mieux à faire, discourir sur notre art sans savoir comment se trace un panneau, se taille et se pose une