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et nous aussi), regarde l’eau, puis les cygnes ; il leur jette du pain et du blé, et appelle ses gens afin de jouir de ce spectacle en compagnie… Tout est bon à ceux qui s’ennuient, et cette vie monotone du château, lorsqu’elle n’était pas remplie par la guerre ou la chasse, s’attachait aux moindres accidents pour y trouver un motif de distraction. Le pèlerin qui frappait à la porte et réclamait un gîte pour la nuit, le moine qui venait demander pour son couvent, le trouvère qui débitait ses vers, apportaient seuls des bruits et nouvelles du dehors entre ces murailles silencieuses. Cela explique le succès de ces lais, gestes, chansons et légendes qui abondaient à cette époque et occupaient les longs loisirs d’un châtelain, de sa famille et de ses gens.

Si le seigneur était riche, il cherchait à embellir sa demeure féodale, faisait bâtir une chapelle, et la décorait de peintures et de vitraux ; il garnissait ses appartements de tapisseries, de meubles précieux, de belles armes ; de là ce goût effréné pour le luxe qui, dès le XIIIe siècle, trouve sa place chez des hommes encore rudes, cette excitation de l’imagination, cet amour pour le merveilleux, pour la poésie, la musique, le jeu, les aventures périlleuses. Pendant que le peuple des villes participait chaque jour davantage à la vie politique du pays, devenait industrieux, riche par conséquent, était tout occupé de l’existence positive et prenait ainsi une place plus large, le seigneur, isolé dans son château, repaissait son imagination de chimères, comprimait difficilement ses instincts turbulents, nourrissait des projets ambitieux de plus en plus difficiles à réaliser entre la royauté qui s’affermissait et s’étendait, et la nation qui commençait à se sentir et se connaître.

Dès l’époque de saint Louis, la féodalité française n’était plus qu’un corps hétérogène dans l’État, elle ne pouvait plus que décroître. Au point de vue militaire, les guerres du XIVe siècle lui rendirent une certaine importance, la forcèrent de rentrer dans la vie publique (sous de tristes auspices, il est vrai), et prolongèrent ainsi son existence ; la noblesse releva ses châteaux, adopta des moyens de défense nouveaux, appropriés aux temps, fit faire ainsi un pas à l’art de la fortification, jusqu’au moment où, l’artillerie à feu devenant un moyen d’attaque puissant, elle dut se résigner à ne plus jouer qu’un rôle secondaire en face de la royauté, et à ne considérer ses châteaux que comme de vieilles armes que l’on conserve en souvenir des services qu’elles ont rendus, sans espérer pouvoir s’en servir pour se défendre. De Charles VI à Louis XI, les barons semblent ne vouloir pas faire à l’artillerie l’honneur de la reconnaître ; ils persistent, dans la construction de leurs châteaux, à n’en point tenir compte, jusqu’au moment où ses effets terribles viennent détruire cette vaine protestation au moyen de quelques volées de coups de canon[1].

  1. N’avons-nous pas vu encore, à la fin du dernier siècle, la noblesse française agir en face des grandes émotions populaires comme elle avait agi, deux siècles et demi plus tôt, en face de l’artillerie ?