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rait au besoin s’appuyer sur celle d’un auteur ecclésiastique que nous avons déjà cité bien des fois dans le cours de cet article. Thiers, en parlant de ces innovations qu’il regarde comme funestes, dit[1] : « Les petits esprits, les esprits foibles, les dévots de mauvais goust, qui ont plus de zèle que de lumières, et qui ne sont pas prévenus de respect pour les antiquités ecclésiastiques, louent, approuvent ces nouvelles inventions, jusqu’à dire qu’elles entretiennent, qu’elles excitent leur dévotion. Comme s’il n’y avoit point eu de dévotion dans l’antiquité ; comme si l’on ne pouvoit pas être dévot sans cela ; comme s’il n’y avoit pas de dévotion dans les églises cathédrales, où les tabernacles sont extrêmement simples, aussi bien que les autels, quoique les embellissemens leur conviennent incomparablement mieux qu’aux églises des Réguliers entre autres. » Que dirait donc Thiers aujourd’hui, que toutes les églises cathédrales elles-mêmes ont laissé perdre la vénérable simplicité de leurs autels sous des décorations qui n’ont même pas le mérite de la richesse de la matière, ou de la beauté de la forme ? Depuis l’époque où écrivait notre savant auteur, (1658), que de tristes changements dans les chœurs de nos églises mères, quelle monstrueuse ornementation est venue remplacer la grave et simple décoration de ces anciens autels, témoins des faits les plus émouvants de notre histoire nationale ! Qu’eût dit Thiers en voyant le chapitre de la cathédrale de Chartres démolir son jubé et son autel du XIIIe siècle ; le chapitre de Notre-Dame de Paris présider à la destruction de son ancien autel, de ses reliquaires, de ses tombes d’évêques ; celui de la cathédrale d’Amiens remplacer par du stuc, du plâtre et du bois doré le magnifique maître autel dont nous donnons plus bas la description ? Peut-on, après cet aveuglement qui entraînait, pendant le cours du dernier siècle, le clergé français à jeter au creuset ou aux gravats des monuments si vénérables et si précieux, pour mettre à leur place des décorations théâtrales où toutes les traditions étaient oubliées ; peut-on, disons-nous, trouver le courage de blâmer les démolisseurs de 1793, qui renversaient à leur tour ce qu’ils avaient vu détruire quelques années auparavant par les chapitres et les évêques eux-mêmes ? Ces pertes sont malheureusement irréparables, car, admettant qu’aujourd’hui, par un retour vers le passé, on tente de rétablir nos anciens autels, jamais on ne leur donnera l’aspect vénérable que le temps leur avait imprimé ; on pourra faire des pastiches, on ne nous rendra pas tant d’œuvres d’art accumulées par la piété des prélats et des fidèles sous l’influence d’une même pensée ; car jusqu’à la réformation, sauf quelques légères modifications apportées par le goût de chaque siècle, les dispositions des autels étaient à très-peu de choses près restées les mêmes. En voici une preuve. Le maître autel de la cathédrale d’Amiens avait été érigé pendant le XVe siècle et au commencement du XVIe, soit que l’ancien autel n’eût été que provisoire, soit qu’il eût été ruiné pendant les guerres désastreuses des XIVe et XVe siècles. Ce nouvel autel rappelait les disposi-

  1. Dissert. sur les princip. autels des églises, chap. XXIV, P. 209.