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iii
préface

portent et que les modèles choisis par le narrateur puissent se reconnaître dans sa copie.

Et ce côté de satire sociale, de peinture des mœurs actuelles et vivantes, est si bien l’essentiel, qu’en lisant une nouvelle picaresque quelconque, on perd de vue aisément le héros de la fable pour ne s’attacher qu’aux détails du cadre, j’entends la description des milieux que traverse le gueux et des espèces sociales qu’il coudoie sur sa route en se poussant dans le monde.

Tandis qu’ailleurs, et, par exemple, dans ces romans anglais, tels que Robinson et tant d’autres, indirectement dérivés du nôtre, le héros est tout et accapare, par l’intérêt extraordinaire qu’il excite et la sympathie qu’il inspire, l’attention entière du lecteur : ici, il n’est presque rien. Qu’importent les aventures d’un Lazarille ou d’un Guzman, qu’importe qu’ils agissent de telle ou telle façon, qu’ils meurent plus tôt ou plus tard ? Ces gueux ne sont pas des personnalités, mais des instruments, dont se sert l’écrivain moraliste pour nous conduire dans les coins et les recoins de la société qu’il veut fouiller et dont il se propose de déceler les tares.

Au lieu que l’Anglais donne à son héros un caractère, une volonté, des passions, dont il s’efforce de montrer le développement au contact des événements, nos picaros, dominés par une sorte de fatalité, sont incapables d’une action réfléchie, d’un sentiment personnel. Formés tout d’une pièce sur un même patron, sans que jamais l’auteur cherche à nous faire pénétrer dans leur cœur ou leur cerveau, on les voit errer par le monde au gré des « effets de fortune », inconscients et insouciants ; ils naissent, vivent et meurent sans savoir ni se demander pourquoi.

Un écrivain espagnol a noté combien étaient nombreux dans sa langue les mots qui désignent la bonne