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DE TORMÈS

et personne ne donne ce qu’il n’a pas, mais l’avaricieux aveugle et le ladre prêtre de malheur, qui vivaient de la grâce de Dieu, l’un en baisant la main, l’autre en déliant sa langue, et me tuaient de faim, ceux-là il est juste de les haïr, comme il est juste d’avoir compassion de celui-ci. Dieu m’est témoin qu’au jour d’aujourd’hui, quand il m’arrive d’en rencontrer un de sa condition, avec ce port et cette magnificence, j’en ai pitié, à la pensée qu’il souffre peut-être ce que j’ai vu souffrir à celui-ci, qu’il me plaisait plutôt de servir, malgré toute sa misère, que les deux autres, pour les raisons que j’ai dites.

D’une chose seulement j’étais un peu mécontent : j’aurais voulu qu’il n’eût pas autant de présomption et qu’il abaissât un peu son orgueil à mesure que montait sa nécessité ; mais c’est, à ce qu’il semble, une règle entre eux observée et suivie, qu’encore qu’ils n’aient vaillant un denier, leur bonnet reste planté à sa place. Le Seigneur y veuille remédier, ou ils mourront de ce mal.

Étant donc en tel état et menant la vie que je dis, ma mauvaise fortune, qui de me poursuivre