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dans sa vallée. Elle n’a pu, du moins partout, exercer sur ses flancs latéraux le travail normal par lequel les fleuves dépriment leurs versants et préparent des sillons pour leurs tributaires. Il y a des sections de son cours qui ne présentent ni cônes d’éboulis, ni flancs évasés, ni affluents. Mais à ces gorges inflexibles où la Meuse est comme encaissée dans un étau, succèdent des boucles et des méandres extrêmement prononcés. Chaque fois, en effet, que l’enchevêtrement des formations lui fait rencontrer des couches plus entamables, elle se dédommage. Elle en profite pour allonger par des sinuosités le profil de son lit. Après être parvenue ainsi à se tailler aux dépens des roches les moins résistantes une rive concave, elle ne cesse pas de la ronger. Or à mesure qu’elle se rejette vers la concavité qu’elle rase et qu’elle ronge de plus en plus, elle abandonne sur le bord convexe comme une succession d’anciens lits. Leur ensemble finit par former un cône d’alluvions s’élevant en pente douce jusqu’au sommet du talus. Ce sommet, point résistant autour duquel a pivoté le travail d’érosion, est étroitement serré par la rivière ; il se présente souvent comme un isthme conduisant à une péninsule circulaire comprise dans la boucle[1] fluviale. Ainsi se sont achevés, par un travail successif, mais possible seulement sur certains point favorables, ces méandres caractéristiques, non seulement de la Meuse, mais de la plupart des rivières ardennaises.

Il fallait s’arrêter sur cette forme d’énergie fluviale ; car c’est d’elle que dépend le site des cultures et des établissements humains dans l’étroitesse de ces vallées. Là seulement où la rivière a pu, par ses déplacements successifs, étendre un tapis légèrement incliné d’alluvions, les champs, prairies et jardins ont trouvé place. Jalouse de ne rien perdre du sol utile, la petite ville a pris généralement position sur le seuil rocheux qui ferme la boucle. On voit ainsi, à Revin, les vieilles et noires maisons en schistes se presser étroitement. Ces bourgs ardennais semblent à la gêne, et rivés, comme dans les pays de montagnes, à certaines conditions de site. Dans l’élargissement momentané de la vallée, aucun autre bourg et village ne leur fait face, tant la rive concave est abrupte. Et la vallée ne tardant pas à se resserrer de nouveau, chacun de ces cirques qui se succèdent ainsi, de Monthermé à Revin, de là à Fumay, est comme un petit monde fermé. La rivière y semble un lac. Malgré l’industrie et l’activité de ces essaims de forgerons-agriculteurs, la vie reste recueillie et comme enveloppée de solitude. Le moindre bruit, celui d’une parole, du choc d’une poutre, d’un cri d’oiseau est perçu d’une rive à l’autre.


IV BORDURE DE L’ARDENNE

Aussi est-ce avec un sentiment de délivrance que l’on échappe, entre Fumay et Givet, à l’oppression de cet étau. Le pays se découvre, les villages se répondent d’un bord à l’autre de la vallée, les forêts s’écartent et se font rares. Ce qui frappe singulièrement la vue, ce sont des roches calcaires, d’appa-

  1. Voir Carte fig. 24, Boucle de Revin, p. 64.