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côtes, à distance des exhalaisons et des dangers de la forêt, furent pour les habitants primitifs du Jutland et des îles danoises les sites favoris d’établissements. De tels espaces ne manquaient pas le long de la mer du Nord. La forêt n’a jamais étendu ses masses impénétrables sur ce littoral : les arbres y ont trop à lutter contre la violence des vents d’Ouest. Pourvu qu’un monticule, créé artificiellement au besoin, pût protéger l’habitation de l’homme, son heim, contre les eaux, son existence était assurée, en attendant que commençât l’ère des grands endiguements ; ce qui n’eut lieu qu’au Moyen âge. En outre il trouvait un moyen de circulation facile dans le lacis des bras fluviaux. L’herbe, plus que les céréales, est ici le produit naturel ; aussi l’élevage se montra-t-il dès le début la vocation naturelle de ces futurs manufacturiers de lait, de viande et de bétail. Les peuples qui se groupèrent le long de la mer du Nord furent des éleveurs avant d’être des marins. Il y eut sans doute de bonne heure des groupes particuliers qui surent se hausser à un certain degré de réputation et de puissance par leur habileté nautique ; Tacite en connaît. Mais l’élevage resta le fond de l’existence. La nomenclature singulièrement imagée que les marins des mers du Nord appliquèrent aux îles et aux écueils à travers lesquels ils avaient à diriger leurs navires, emprunte la plupart de ses expressions métaphoriques au bétail et à la vie de pâturage.

Ces communautés grandirent longtemps à part, retranchées dans des conditions originales d’existence, contractées dans le sentiment de leur autonomie. Elles n’entrèrent que tard dans l’histoire, que quelques-unes devaient remplir de leur nom[1]. Leur fortune est liée au développement de l’Europe moderne. Assez tôt cependant ce littoral devint une pépinière de groupes transportant sur des rivages analogues leur mode d’existence. De là partirent des émigrations sur lesquelles l’histoire est muette, et qui précédèrent les invasions qu’elle connaît. Sur la côte opposée au vieux pays frison, celle du Fen britannique, entre Lincoln et Norfolk, les mêmes conditions de vie n’eurent pas de peine à s’installer. Mais c’est surtout dans le Nord-Ouest de l’Europe et notamment dans la basse plaine germanique qu’elles étaient destinées à faire fortune. Ces contrées font partie de la surface qu’avaient recouverte[2], dans leur dernier retour offensif, les grands glaciers Scandinaves. L’empreinte glaciaire y est encore sensible. Le dessèchement des innombrables marécages qu’y avait laissés le vagabondage torrentiel consécutif à la fusion des glaces fut une des grandes œuvres de la colonisation systématique du Moyen âge et des temps modernes. Grâce au travail de l’homme ce furent les prairies qui succédèrent aux dépressions marécageuses ; et l’on peut dire que nulle forme de culture, avec le genre de vie qu’elle implique, n’a gagné autant de terrain en Europe depuis les temps historiques.

  1. Danois, Angles, Saxons, Frisons.
  2. Voir la Carte en couleurs tirée hors texte.