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réussi à entamer l’intérieur. Rares sont les brèches qui le traversent. Le défilé des Islettes coupe un long couloir, qu’aucune autre ouverture, pendant cinq lieues, ne dégage. On y chemine entre un double rideau de forêts sur des sentiers gluants et blanchâtres. Des maisons en torchis et poutres croisées, dont les toits en forte saillie ne sont que trop justifiées par le ciel pluvieux, font penser aux loges qu’élevaient les « compagnons de bois » : charbonniers, tourneurs, forgerons, briquetiers, potiers. On s’imagine volontiers ces figures hirsutes à physionomies un peu narquoises, un peu étranges, telles que Lenain, dans la Forge, les représente, si différentes de ses paysans. Il y avait en effet entre ces hôtes de l’Argonne et les paysans voisins une vieille antipathie nourrie de méfiance. Encore aujourd’hui l’habitant de l’Argonne a conservé l’humeur vagabonde, errante : il circule, émigré en été, exerce des métiers roulants, va louer ses bras au dehors.


III CHAMPAGNE CRAYEUSE

Au sortir de l’Argonne, des mamelons écrasés, de laides successives de guérets annoncent la Champagne crayeuse. Cependant une ligne de sources, correspondant à l’affleurement de la craie marneuse de l’étage turonien, fait naître à la lisière des deux régions une rangée de villages, dont l’un est Valmy. Mais ensuite l’eau disparaît sous l’immense filtre de la craie blanche. La contrée change encore une fois d’aspect. Dans l’encadrement des prairies et des rideaux de peupliers, les principales rivières lèchent de larges vallées effacées. Mais dans l’intervalle qui les sépare, rien que des plaines ondulées, dont le petit cailloutis blanchâtre du tuf crayeux forme le sol. Un pli de terrain suffit pour masquer l’horizon ; et quand, par hasard, on peut embrasser de grandes étendues, on éprouve un sentiment de vide, car les hommes ont l’air de manquer, comme les eaux.

Que sont donc devenus les ruisseaux et les rigoles si nombreux dans la zone d’amont ? Une partie s’est infiltrée avec les eaux de pluies sous les argiles à travers les sables, et a pénétré par des fissures dans le massif de la craie champenoise. Sur toute l’étendue du talus bordier, toute circulation de surface semble confisquée en dehors des grandes rivières. Celles-ci continuent à se grossir des eaux de source qui affleurent dans leur thalweg ; elles augmentent et deviennent navigables. Mais les affluents manquent. C’est seulement après 30 ou 40 kilomètres, vers Somme-Suippe, quand la plaine dans son inclinaison graduelle retrouve le niveau de 150 à 160 mètres, que l’eau revient au jour ramenée en vertu de sa pression. Une ligne de sommes ou fortes sources correspond au niveau que la force hydrostatique assigne à la réapparition des eaux.

Ces yeux de la Champagne ramènent la population et la vie. Une ligne presque ininterrompue de villages et de villes commence dès l’apparition de la source. La plupart des villages s’étendent en longueur, parallèlement à la rivière. Leurs maisons, rapprochées mais non contiguës, s’égrènent en chapelets, de telle façon qu’on passe parfois sans s’en apercevoir d’un village à