Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/102

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la mer a rompu la voûte qui pendant toute la série des temps tertiaires avait interposé sa barrière entre le bassin de Paris et celui de Londres. Ce détroit est devenu un des carrefours du monde. Les navires y circulent en foule. Les marées y vont et viennent, et continuent à élargir la brèche qu’elles ont ouverte. C’est peu de chose que ce fossé d’une trentaine de kilomètres ; par un temps clair on aperçoit distinctement de Boulogne les blanches falaises d’en face. Et cependant, de combien de séparations, politiques et morales, cette légère entaille au dessin des terres n’a-t-elle pas été le principe !


III BASSIN DES FLANDRES

Mais le présent ne doit pas absorber entièrement la pensée du géographe. L’accident épisodique qui a rompu la continuité des rivages n’a pas effacé les traces de la longue période pendant laquelle s’élevait à leur place une barrière séparant deux bassins distincts. Seul l’état antérieur fournit encore la clef des grandes divisions régionales de l’époque actuelle. Le seuil aujourd’hui ébréché séparait, comme il sépare encore, deux régions d’enfoncement opposées dos à dos, bien qu’ayant parfois communiqué l’une avec l’autre ; au Sud le Bassin parisien ; au Nord celui de Londres et des Flandres, parties d’un même tout. De là, en effet, les couches s’inclinent en sens inverse, au Sud vers Paris, au Nord vers Anvers et l’embouchure de l’Escaut.

L’évolution géologique a pris une tournure différente dans les deux bassins. Depuis que les mers de la dernière période éocène ont déposé jusqu’au Sud de Paris les sables marins qui portent nos forêts de Fontainebleau et de Rambouillet, la mer n’a plus poussé d’audacieuses transgressions jusqu’au centre du Bassin parisien. Au contraire le procès de la terre et de la mer a duré, bien au delà de ce temps, autour de la mer du Nord : on peut dire qu’il n’est pas encore entièrement terminé. C’est une alternative de conquêtes et de pertes pour les terres, une suite de reculs et de retours offensifs de la mer : histoire dont le détail semble très compliqué, mais dont la marche générale s’explique très bien, si l’on se rappelle que ces vicissitudes ont pour théâtre le soubassement à peine immergé du massif primaire, une plate-forme continentale sur laquelle les mers n’ont jamais été bien profondes. Il suffit ici de remarquer que l’ouverture du Pas de Calais n’a pas mis un terme à ces oscillations. Au contraire : en ouvrant aux marées de la Manche l’accès de la mer du Nord, elle a été une nouvelle cause de perturbation. Sous l’action des marées cherchant leur équilibre, les rivages ont été modifiés, plusieurs fois la mer les a envahis, chassant devant elle les riverains. Les plus anciennes des invasions marines qu’ait constatées l’histoire remontent au IVe siècle avant notre ère ; malgré la résistance organisée par l’homme, la mer n’a pas cessé, même de nos jours, d’empiéter sur les rivages ; et au total ses conquêtes l’emportent de beaucoup sur les dépouilles que l’homme a pu lui arracher[1].

  1. La preuve que dans cette lutte la mer n’a pas désarmé, c’est que, sans remonter au delà du XIXe siècle, des irruptions se sont produites en 1825, 1853, 1855, 1881, sur les côtes de Frise et de Hollande.