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LES ANGLAIS AU POLE NORD

duisait à son insu par des changements d’ordres, des manœuvres incomplètes, des réflexions intempestives, mille détails qui ne pouvaient échapper à son équipage.

Et puis, Shandon n’était pas le capitaine de navire, le maître après Dieu ; raison suffisante pour qu’on en arrivât à discuter ses ordres : or, de la discussion au refus d’obéir, le pas est rapidement franchi.

Les mécontents rallièrent bientôt à leurs idées le premier ingénieur, qui jusqu’ici restait esclave du devoir.

Le 16 mai, six jours après l’arrivée du Forward à la banquise, Shandon n’avait pas gagné deux milles dans le nord. On était menacé d’être pris par les glaces jusqu’à la saison prochaine. Cela devenait fort grave.

Vers les huit heures du soir, Shandon et le docteur, accompagnés du matelot Garry, allèrent à la découverte au milieu des plaines immenses ; ils eurent soin de ne pas trop s’éloigner du navire, car il devenait difficile de se créer des points de repère dans ces solitudes blanches, dont les aspects changeaient incessamment. La réfraction produisait d’étranges effets ; le docteur en demeurait étonné ; là où il croyait n’avoir qu’un saut d’un pied à faire, c’était cinq ou six pieds à franchir ; ou bien le contraire arrivait, et, dans les deux cas, le résultat était une chute, sinon dangereuse, du moins fort pénible, sur ces éclats de glace durs et acérés comme du verre.

Shandon et ses deux compagnons allaient à la recherche de passes praticables ; à trois milles du navire, ils parvinrent non sans peine à gravir un ice-berg qui pouvait mesurer trois cents pieds de hauteur. De là, leur vue s’étendit sur cet amas désolé, semblable aux ruines d’une ville gigantesque, avec ses obélisques abattus, ses clochers renversés, ses palais culbutés tout d’une pièce.