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LES ANGLAIS AU POLE NORD

murailles aussi dures que le roc ; peu à peu il s’engagea dans une vallée sinueuse remplie du tourbillon des neiges, tandis que les glaces flottantes se heurtaient et se brisaient avec de sinistres craquements.

Mais il fut bientôt constant que cette gorge était sans issue ; un énorme bloc, engagé dans ce chenal, dérivait rapidement sur le Forward ; il parut impossible de l’éviter, impossible également de revenir en arrière sur un chemin déjà obstrué.

Shandon, Johnson, debout à l’avant du brick, considéraient leur position. Shandon, de la main droite, indiquait au timonier la direction à suivre, et de la main gauche il transmettait à James Wall, posté près de l’ingénieur, ses ordres pour manœuvrer la machine.

« Comment cela va-t-il finir ? demanda le docteur à Johnson.

— Comme il plaira à Dieu, » répondit le maître d’équipage.

Le bloc de glace, haut de cent pieds, ne se trouvait plus qu’à une encâblure du Forward et menaçait de le broyer sous lui.

« Malheur et malédiction ! s’écria Pen avec un effroyable juron.

— Silence ! » s’écria une voix qu’il fut impossible de distinguer au milieu de l’ouragan.

Le bloc parut se précipiter sur le brick, et il y eut un indéfinissable moment d’angoisses ; les hommes, abandonnant leurs perches, refluèrent sur l’arrière en dépit des ordres de Shandon.

Soudain un bruit effroyable se fit entendre ; une véritable trombe d’eau tomba sur le pont du navire, que soulevait une vague énorme. L’équipage jeta un cri de terreur, tandis que Garry, à sa barre, maintint le Forward en bonne voie, malgré son effrayante embardée.

Et lorsque les regards épouvantés se portèrent vers la montagne de glace, celle-ci avait disparu ; la passe était libre, et au delà un long canal, éclairé par les rayons obliques du soleil, permettait au brick de poursuivre sa route.

« Eh bien, monsieur Clawbonny, dit Johnson, m’expliquerez-vous ce phénomène ?

— Il est bien simple, mon ami, répondit le docteur, et il se reproduit souvent : lorsque ces masses flottantes se détachent les unes des autres à l’époque du dégel, elles voguent isolément et dans un équilibre parfait ; mais peu à peu elles arrivent vers le sud, où l’eau est relativement plus chaude ; leur base, ébranlée par le choc des autres glaçons, commence à fondre, à se miner ; il vient donc un moment où le centre de gravité de ces masses se trouve déplacé, et alors elles culbutent. Seulement, si cet ice-berg se fût retourné deux minutes plus tard, il se précipitait sur le brick et l’écrasait dans sa chute. »