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AVENTURES DU CAPITAINE HATTERAS

devons, pendant le mois d’été, trouver une vaste étendue de mer libre. Or, en présence de l’océan Arctique, dégagé de glace et propice à une navigation facile, comment ferons-nous, si les moyens de le traverser nous manquent ? »

Hatteras ne répondit pas.

« Voulez-vous donc vous trouver à quelques milles du pôle Nord sans pouvoir y parvenir ? »

Hatteras avait laissé retomber sa tête dans ses mains.

« Et maintenant, reprit le docteur, examinons la question à son point de vue moral. Je conçois qu’un Anglais sacrifie sa fortune et son existence pour donner à l’Angleterre une gloire de plus ! Mais parce qu’un canot fait de quelques planches arrachées à un navire américain, à un bâtiment naufragé et sans valeur, aura touché la côte nouvelle ou parcouru l’océan inconnu, cela pourra-t-il réduire l’honneur de la découverte ? Est-ce que si vous aviez rencontré vous-même, sur cette plage, la coque d’un navire abandonné, vous auriez hésité à vous en servir ? N’est-ce pas au chef seul de l’expédition qu’appartient le bénéfice de la réussite ? Et je vous demande si cette chaloupe, construite par quatre Anglais, ne sera pas anglaise depuis la quille jusqu’au plat-bord ? »

Hatteras se taisait encore.

« Non, fit Clawbonny, parlons franchement, ce n’est pas la chaloupe qui vous tient au cœur, c’est l’homme.

— Oui, docteur, oui, répondit le capitaine, cet Américain, je le hais de toute une haine anglaise, cet homme que la fatalité a jeté sur mon chemin…

— Pour vous sauver !

— Pour me perdre ! Il me semble qu’il me nargue, qu’il parle en maître ici, qu’il s’imagine tenir ma destinée entre ses mains et qu’il a deviné mes projets. Ne s’est-il pas dévoilé tout entier quand il s’est agi de nommer ces terres nouvelles ? A-t-il jamais avoué ce qu’il était venu faire sous ces latitudes ? Vous ne m’ôterez pas de l’esprit une idée qui me tue : c’est que cet homme est le chef d’une expédition de découverte envoyée par le gouvernement de l’Union.

— Et quand cela serait, Hatteras, qui prouve que cette expédition cherchait à gagner le pôle ? L’Amérique ne peut-elle pas tenter, comme l’Angleterre, le passage du nord-ouest ? En tout cas, Altamont ignore absolument vos projets, car ni Johnson, ni Bell, ni vous, ni moi, nous n’en avons dit un seul mot devant lui.

— Eh bien, qu’il les ignore toujours !

— Il finira nécessairement par les connaître, car nous ne pouvons pas le laisser seul ici ?