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LE DÉSERT DE GLACE

— Ah ! ce capitaine Hatteras ! reprit Bell, il a pu revenir de ses premières expéditions, l’insensé ! mais de celle-ci il ne reviendra jamais, et nous ne reverrons plus notre pays !

— Courage, Bell ! J’avoue que le capitaine est un homme audacieux, mais auprès de lui il se rencontre un autre homme habile en expédients.

— Le docteur Clawbonny ? dit Bell.

— Lui-même ! répondit Johnson.

— Que peut-il dans une situation pareille ? répliqua Bell en haussant les épaules. Changera-t-il ces glaçons en morceaux de viande ? Est-ce un dieu, pour faire des miracles ?

— Qui sait ! répondit le maître d’équipage aux doutes de son compagnon. J’ai confiance en lui. »

Bell hocha la tête et retomba dans ce mutisme complet pendant lequel il ne pensait même plus.

Cette journée fut de trois milles à peine ; le soir, on ne mangea pas ; les chiens menaçaient de se dévorer entre eux ; les hommes ressentaient avec violence les douleurs de la faim.

On ne vit pas un seul animal. D’ailleurs, à quoi bon ? on ne pouvait chasser au couteau. Seulement Johnson crut reconnaître, à un mille sous le vent, l’ours gigantesque qui suivait la malheureuse troupe.

« Il nous guette ! pensa-t-il ; il voit en nous une proie assurée ! »

Mais Johnson ne dit rien à ses compagnons ; le soir, on fit la halte habituelle, et le souper ne se composa que de café. Les infortunés sentaient leurs yeux devenir hagards, leur cerveau se prendre, et, torturés par la faim, ils ne pouvaient trouver une heure de sommeil ; des rêves étranges et des plus douloureux s’emparaient de leur esprit.

Sous une latitude où le corps demande impérieusement à se réconforter, les malheureux n’avaient pas mangé depuis trente-six heures, quand le matin du mardi arriva. Cependant, animés par un courage, une volonté surhumaine, ils reprirent leur route, poussant le traîneau que les chiens ne pouvaient tirer.

Au bout de deux heures, ils tombèrent épuisés.

Hatteras voulait aller plus loin encore. Lui, toujours énergique, il employa les supplications, les prières, pour décider ses compagnons à se relever : c’était demander l’impossible !

Alors, aidé de Johnson, il tailla une maison de glace dans un ice-berg. Ces deux hommes, travaillant ainsi, avaient l’air de creuser leur tombe.

« Je veux bien mourir de faim, disait Hatteras, mais non de froid. »