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LE DÉSERT DE GLACE

terrible gibier ; quelques lièvres, deux ou trois renards eussent fait son affaire et produit un surcroît de provisions très-suffisant.

Mais pendant cette journée, s’il aperçut un de ces animaux, ou il ne put pas l’approcher, ou, trompé par la réfraction, il perdit son coup de fusil. Cette journée lui coûta inutilement une charge de poudre et une balle.

Ses compagnons, qui avaient tressailli d’espoir à la détonation de son arme, le virent revenir la tête basse. Ils ne dirent rien. Le soir, on se coucha comme d’habitude, après avoir mis de côté les deux quarts de ration réservés pour les deux jours suivants.

Le lendemain, la route parut être de plus en plus pénible. On ne marchait pas, on se traînait ; les chiens avaient dévoré jusqu’aux entrailles du phoque, et ils commençaient à ronger leurs courroies.

Quelques renards passèrent au large du traîneau, et le docteur, ayant encore perdu un coup de fusil en les poursuivant, n’osa plus risquer sa dernière balle et son avant-dernière charge de poudre.

Le soir, on fit halte de meilleure heure ; les voyageurs ne pouvaient plus mettre un pied devant l’autre, et, quoique la route fût éclairée par une magnifique aurore boréale, ils durent s’arrêter.

Ce dernier repas, pris le dimanche soir, sous la tente glacée, fut bien triste. Si le Ciel ne venait pas au secours de ces infortunés, ils étaient perdus.

Hatteras ne parlait pas, Bell ne pensait plus, Johnson réfléchissait sans mot dire, mais le docteur ne se désespérait pas encore.

Johnson eut l’idée de creuser quelques trappes pendant la nuit ; n’ayant pas d’appât à y mettre, il comptait peu sur le succès de son invention, et il avait raison, car le matin, en allant reconnaître ses trappes, il vit bien des traces de renards, mais pas un de ces animaux ne s’était laissé prendre au piège.

Il revenait donc fort désappointé, quand il aperçut un ours de taille colossale qui flairait les émanations du traîneau à moins de cinquante toises. Le vieux marin eut l’idée que la Providence lui adressait cet animal inattendu pour le tuer ; sans réveiller ses compagnons, il s’élança sur le fusil du docteur et gagna du côté de l’ours.

Arrivé à bonne distance, il le mit en joue ; mais, au moment de presser la détente, il sentit son bras trembler ; ses gros gants de peau le gênaient. Il les ôta rapidement et saisit son fusil d’une main plus assurée.

Soudain, un cri de douleur lui échappa. La peau de ses doigts, brûlée par le froid du canon, y restait adhérente, tandis que l’arme tombait à terre et partait au choc, en lançant sa dernière balle dans l’espace.