Page:Verne - Voyages et aventures du capitaine Hatteras.djvu/185

Cette page a été validée par deux contributeurs.
175
LES ANGLAIS AU POLE NORD

La tempête dura huit longs jours sans interruption. On ne pouvait mettre le pied dehors. Il y avait, pour une seule journée, des variations de quinze et vingt degrés dans la température.

Pendant ces loisirs forcés, chacun vivait à part, les uns dormant, les autres fumant, certains s’entretenant à voix basse et s’interrompant à l’approche de Johnson ou du docteur ; il n’existait aucune liaison morale entre les hommes de cet équipage ; ils ne se réunissaient qu’à la prière du soir, faite en commun, et le dimanche, pour la lecture de la Bible et de l’office divin.

Clifton s’était parfaitement rendu compte que, le soixante-dix-huitième parallèle franchi, sa part de prime s’élevait à trois cent soixante-quinze livres[1] ; il trouvait la somme ronde, et son ambition n’allait pas au delà. On partageait volontiers son opinion, et l’on songeait à jouir de cette fortune acquise au prix de tant de fatigues.

Hatteras demeurait presque invisible. Il ne prenait part ni aux chasses, ni aux promenades. Il ne s’intéressait aucunement aux phénomènes météorologiques qui faisaient l’admiration du docteur. Il vivait avec une seule idée ; elle se résumait en trois mots : le pôle Nord. Il ne songeait qu’au moment où le Forward, libre enfin, reprendrait sa course aventureuse.

En somme, le sentiment général du bord, c’était la tristesse. Rien d’écœurant, en effet, comme la vue de ce navire captif, qui ne se repose plus dans son élément naturel, dont les formes sont altérées sous ces épaisses couches de glace ; il ne ressemble à rien ; fait pour le mouvement, il ne peut bouger ; on le métamorphose en maison de bois, en magasin, en demeure sédentaire, lui qui sait braver le vent et les orages. Cette anomalie, cette situation fausse, portait dans les cœurs un indéfinissable sentiment d’inquiétude et de regret.

Pendant ces heures inoccupées, le docteur mettait en ordre les notes de voyage, dont ce récit est la reproduction fidèle ; il n’était jamais désœuvré, et son égalité d’humeur ne changeait pas. Seulement il vit venir avec satisfaction

  1. 9,375 fr.