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AVENTURES DU CAPITAINE HATTERAS

quelques degrés au-dessus de glace ; des cascades et des cataractes improvisées se développaient sur les flancs de la montagne ; les avalanches se précipitaient avec une détonation semblable aux décharges continues de la grosse artillerie. Les glaciers, étalés en longues nappes blanches, projetaient une immense réverbération dans l’espace. La nature boréale aux prises avec le dégel offrait aux yeux un splendide spectacle. Le brick rasait la côte de fort près ; on apercevait, sur quelques rocs abrités, de rares bruyères, dont les fleurs roses sortaient timidement entre les neiges, des lichens maigres, d’une couleur rougeâtre, et les pousses d’une espèce de saule nain, qui rampaient sur le sol.

Enfin, le 19 juin, par ce fameux soixante-douzième degré de latitude, on doubla la pointe Minto, qui forme l’une des extrémités de la baie Ommaney ; le brick entra dans la baie Melville, surnommée la mer d’Argent par Bolton ; ce joyeux marin se livra sur ce sujet à mille facéties dont le bon Clawbonny rit de grand cœur.

La navigation du Forward, malgré une forte brise du nord-est, fut assez facile pour que, le 23 juin, il dépassât le soixante-quatorzième degré de latitude. Il se trouvait au milieu du bassin de Melville, l’une des mers les plus considérables de ces régions. Cette mer fut traversée pour la première fois par le capitaine Parry, dans sa grande expédition de 1819, et ce fut là que son équipage gagna la prime de cinq mille livres promise par acte du gouvernement.

Clifton se contenta de remarquer qu’il y avait deux degrés du soixante-douzième au soixante-quatorzième : cela faisait déjà cent vingt-cinq livres à son crédit. Mais on lui fit observer que la fortune dans ces parages était peu de chose, qu’on ne pouvait se dire riche qu’à la condition de boire sa richesse ; il semblait donc convenable d’attendre le moment où l’on roulerait sous la table d’une taverne de Liverpool, pour se réjouir et se frotter les mains.


CHAPITRE XIX. — UNE BALEINE EN VUE.

Le bassin de Melville, quoique aisément navigable, n’était pas dépourvu de glaces ; on apercevait d’immenses ice-fields prolongés jusqu’aux limites de l’horizon ; çà et là apparaissaient quelques ice-bergs, mais immobiles et comme ancrés au milieu des champs glacés. Le Forward suivait à toute vapeur de larges passes où ses évolutions devenaient faciles. Le vent changeait fréquemment, sautant avec brusquerie d’un point du compas à l’autre.