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l’observation au commandant Farragut. Sa figure, d’ordinaire si impassible, était empreinte d’un indéfinissable étonnement.

« Monsieur Aronnax, me répondit-il, je ne sais à quel être formidable j’ai affaire, et je ne veux pas risquer imprudemment ma frégate au milieu de cette obscurité. D’ailleurs, comment attaquer l’inconnu, comment s’en défendre ? Attendons le jour et les rôles changeront.

— Vous n’avez plus de doute, commandant, sur la nature de l’animal ?

— Non, monsieur, c’est évidemment un narwal gigantesque, mais aussi un narwal électrique.

— Peut-être, ajoutai-je, ne peut-on pas plus l’approcher qu’une gymnote ou une torpille !

— En effet, répondit le commandant, et s’il possède en lui une puissance foudroyante, c’est à coup sûr le plus terrible animal qui soit jamais sorti de la main du Créateur. C’est pourquoi, monsieur, je me tiendrai sur mes gardes. »

Tout l’équipage resta sur pied pendant la nuit. Personne ne songea à dormir. L’Abraham-Lincoln, ne pouvant lutter de vitesse, avait modéré sa marche et se tenait sous petite vapeur. De son côté, le narwal, imitant la frégate, se laissait bercer au gré des lames, et semblait décidé à ne point abandonner le théâtre de la lutte.

Vers minuit, cependant, il disparut, ou, pour employer une expression plus juste, il « s’éteignit » comme un gros ver luisant. Avait-il fui ? Il fallait le craindre, non pas l’espérer. Mais à une heure moins sept minutes du matin, un sifflement assourdissant se fit entendre, semblable à celui que produit une colonne d’eau, chassée avec une extrême violence.

Le commandant Farragut, Ned Land et moi, nous étions alors sur la dunette, jetant d’avides regards à travers les profondes ténèbres.

« Ned Land, demanda le commandant, vous avez souvent entendu rugir des baleines ?

— Souvent, monsieur, mais jamais de pareilles baleines dont la vue m’ait rapporté deux mille dollars.

— En effet, vous avez droit à la prime. Mais, dites-moi, ce bruit n’est-il pas celui que font les cétacés rejetant l’eau par leurs évents ?

— Le même bruit, monsieur, mais celui-ci est incomparablement plus fort. Aussi, ne peut-on s’y tromper. C’est bien un cétacé qui se tient là dans nos eaux. Avec votre permission, monsieur, ajouta le harponneur, nous lui dirons deux mots demain au lever du jour.

— S’il est d’humeur à vous entendre, maître Land, répondis-je d’un ton peu convaincu.