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temps la nature a fait sous cette langue de terre ce que les hommes font aujourd’hui à sa surface.

— Quoi ! il existerait un passage !

— Oui, un passage souterrain que j’ai nommé Arabian-Tunnel. Il prend au-dessous de Suez et aboutit au golfe de Péluse.

— Mais cet isthme n’est composé que de sables mouvants ?

— Jusqu’à une certaine profondeur. Mais à cinquante mètres seulement se rencontre une inébranlable assise de roc.

— Et c’est par hasard que vous avez découvert ce passage ? demandai-je de plus en plus surpris.

— Hasard et raisonnement, monsieur le professeur, et même, raisonnement plus que hasard.

— Capitaine, je vous écoute, mais mon oreille résiste à ce qu’elle entend.

— Ah monsieur ! Aures habent et non audient est de tous les temps. Non seulement ce passage existe, mais j’en ai profité plusieurs fois. Sans cela, je ne me serais pas aventuré aujourd’hui dans cette impasse de la mer Rouge.

— Est-il indiscret de vous demander comment vous avez découvert ce tunnel ?

— Monsieur, me répondit le capitaine, il n’y peut y avoir rien de secret entre gens qui ne doivent plus se quitter. »

Je ne relevai pas l’insinuation et j’attendis le récit du capitaine Nemo.

« Monsieur le professeur, me dit-il, c’est un simple raisonnement de naturaliste qui m’a conduit à découvrir ce passage que je suis seul à connaître. J’avais remarqué que dans la mer Rouge et dans la Méditerranée, il existait un certain nombre de poissons d’espèces absolument identiques, des ophidies, des fiatoles, des girelles, des persègues, des joels, des exocets. Certain de ce fait je me demandai s’il n’existait pas de communication entre les deux mers. Si elle existait, le courant souterrain devait forcément aller de la mer Rouge à la Méditerranée par le seul effet de la différence des niveaux. Je pêchai donc un grand nombre de poissons aux environs de Suez. Je leur passai à la queue un anneau de cuivre, et je les rejetai à la mer. Quelques mois plus tard, sur les côtes de Syrie, je reprenais quelques échantillons de mes poissons ornés de leur anneau indicateur. La communication entre les deux m’était donc démontrée. Je la cherchai avec mon Nautilus, je la découvris, je m’y aventurai, et avant peu, monsieur le professeur, vous aussi vous aurez franchi mon tunnel arabique ! »