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« Le petit gagnera, me dit Pitferge. Voyez, il ne souffle pas. Son rival est haletant. »

En effet, Wilmore avait la figure calme et pâle. O’Kelly fumait comme un feu de paille mouillée. Il était « au fouet », pour employer une expression de l’argot des sportsmen. Mais tous deux se maintenaient en ligne. Enfin, ils dépassèrent le grand roufle ; ils dépassèrent l’écoutille de la machine ; ils dépassèrent le poteau d’arrivée…

« Hourra ! Hourra ! pour Wilmore ! crièrent les uns.

— Hourra pour O’Kelly, répondaient les autres.

— Wilmore a gagné.

— Non, ils sont “ensemble” ». La vérité est que Wilmore avait gagné, mais d’une demi-tête à peine. C’est ce que décida l’honorable Mac Karthy. Cependant la discussion se prolongea et l’on en vint aux grosses paroles. Les partisans de l’Irlandais, et particulièrement Harry Drake, soutenaient qu’il y avait un « dead head », que c’était une course morte, qu’il y avait lieu de la recommencer.

Mais, à ce moment, entraîné par un mouvement involontaire, Fabian, s’étant approché de Harry Drake, lui dit froidement :

« Vous avez tort, monsieur. Le vainqueur est le matelot écossais ! »

Drake s’avança vivement sur Fabian.

« Vous dites ? lui demanda-t-il d’un ton menaçant.

— Je dis que vous avez tort, répondit tranquillement Fabian.

— Sans doute, riposta Drake, parce que vous avez parié pour Wilmore ?

— J’ai parié comme vous pour O’Kelly, répondit Fabian. J’ai perdu et je paye.

— Monsieur, s’écria Drake, prétendez-vous m’apprendre ?… »

Mais il n’acheva pas sa phrase. Le capitaine Corsican s’était interposé entre Fabian et lui avec l’intention avouée de prendre la querelle pour son compte. Il traita Drake avec une dureté et un mépris très-significatifs. Mais, évidemment, Drake ne voulait pas avoir affaire à lui. Aussi, lorsque Corsican eut achevé, Drake se croisant les bras et s’adressant à Fabian :

« Monsieur, dit-il avec un mauvais sourire, monsieur a donc besoin de ses amis pour le défendre ? »

Fabian pâlit. Il se précipita sur Harry Drake. Mais je le retins. D’autre part, des compagnons de ce coquin l’entraînèrent, non sans qu’il eût jeté sur son adversaire un haineux regard.

Le capitaine Corsican et moi, nous descendîmes avec Fabian, qui se contenta de dire d’une voix calme :

« À la première occasion, je souffletterai ce grossier personnage. »