Page:Verne - Une ville flottante, 1872.djvu/30

Cette page a été validée par deux contributeurs.

À trois heures, le Great-Eastern avait franchi les passes de la Mersey, et il donnait dans le canal Saint-Georges. Le vent du sud-ouest soufflait en grande brise. Nos pavillons, rigidement tendus, ne faisaient pas un pli. La mer se gonflait déjà de quelques houles, mais le steam-ship ne les ressentait pas.

Vers quatre heures, le capitaine Anderson fit stopper. Le tender forçait de vapeur pour nous rejoindre. Il nous ramenait le second médecin du bord. Lorsque le boat eut accosté, on lança une échelle de corde par laquelle ce personnage embarqua, non sans peine. Plus agile que lui, notre pilote s’affala par le même chemin jusqu’à son canot, qui l’attendait, et dont chaque rameur était muni d’une ceinture natatoire en liège. Quelques instants après, il rejoignait une charmante petite goélette qui l’attendait sous le vent.

La route fut aussitôt reprise. Sous la poussée de ses aubes et de son hélice, la vitesse du Great-Eastern s’accéléra. Malgré le vent debout, il n’éprouvait ni roulis ni tangage. Bientôt l’ombre couvrit la mer, et la côte du comté de Galles, marquée par la pointe de Holy-Head, se perdit enfin dans la nuit.


VI


Le lendemain, 27 mars, le Great-Eastern prolongeait par tribord la côte accidentée de l’Irlande. J’avais choisi ma cabine à l’avant sur le premier rang en abord. C’était une petite chambre, bien éclairée par deux larges hublots. Une seconde rangée de cabines la séparait du premier salon de l’avant, de telle sorte que ni le bruit des conversations ni le fracas des pianos, qui ne manquaient pas à bord, n’y pouvaient parvenir. C’était une cabane isolée à l’extrémité d’un faubourg. Un canapé, une couchette, une toilette la meublaient suffisamment.

À sept heures du matin, après avoir traversé les deux premières salles, j’arrivai sur le pont. Quelques passagers arpentaient déjà les roufles. Un roulis presque insensible balançait légèrement le steamer. Le vent cependant soufflait en grande brise, mais la mer, couverte par la côte, ne pouvait se faire. Néanmoins, j’augurais bien de l’indifférence du Great-Eastern.

Arrivé sur la dunette de la smoking-room, j’aperçus cette longue étendue de côte, élégamment profilée, à laquelle son éternelle verdure a valu d’être nommée « Côte d’Émeraude ». Quelques maisons solitaires, le lacet d’une route de douaniers, un panache de vapeur blanche marquant le passage d’un train entre deux collines, un sémaphore isolé faisant des gestes grimaçants aux navires du large, l’animaient çà et là.