Page:Verne - Une ville flottante, 1872.djvu/264

Cette page a été validée par deux contributeurs.
76
aventures

L’amarre qui retenait le canot à la rive fut détachée, et les avirons l’eurent bientôt poussé en dehors du remous. Il commença à sentir l’influence du courant qui, une centaine de yards plus loin, se transformait en rapide. Les ordres donnés aux deux matelots par le foreloper étaient exécutés avec précision. Tantôt, il fallait lever les rames, afin d’éviter quelque souche à demi-immergée sous les eaux, tantôt forcer au contraire quelque tourbillon formé par un contre-courant. Puis, quand l’entraînement devenait trop fort, on laissait courir en maintenant la légère embarcation dans le fil des eaux. L’indigène, la barre en main, l’œil fixe, la tête immobile, parait ainsi à tous les dangers de la traversée. Les Européens observaient avec une vague inquiétude cette situation nouvelle. Ils se sentaient emportés avec une irrésistible puissance par ce courant tumultueux. Le colonel Everest et Mathieu Strux se regardaient l’un l’autre sans desserrer les lèvres. Sir John Murray, son inséparable rifle entre les jambes, examinait les nombreux oiseaux dont l’aile effleurait la surface du Nosoub. Les deux jeunes astronomes admiraient sans préoccupation et sans réserve les rives qui fuyaient déjà avec une vertigineuse vitesse.

Bientôt, la frêle embarcation eut atteint le véritable rapide qu’il s’agissait de couper obliquement, afin de regagner vers la berge opposée des eaux plus tranquilles. Les matelots, sur un mot du Bochjesman, appuyèrent plus vigoureusement sur leurs avirons. Mais, en dépit de leurs efforts, le canot, irrésistiblement entraîné, reprit une direction parallèle aux rives, et glissa vers l’aval. La barre n’avait plus d’action sur lui ; les rames ne pouvaient même plus le redresser. La situation devenait fort périlleuse, car le heurt d’un roc ou d’un tronc eût infailliblement renversé le canot.

Les passagers sentirent le danger, mais pas un d’eux ne prononça une parole.

Le foreloper s’était levé à demi. Il observait la direction suivie par l’embarcation dont il ne pouvait enrayer la vitesse sur des eaux qui, ayant précisément la même rapidité qu’elle, rendaient nulle l’action du gouvernail. À deux cents yards du canot, une sorte d’îlot, dangereuse agrégation de pierres et d’arbres, se dressait hors du lit de la rivière. Il était impossible de l’éviter. En quelques instants, le canot devait l’atteindre et s’y déchirer immanquablement.

En effet, un choc eut lieu presque aussitôt, mais moins rude qu’on ne l’eût supposé. L’embarcation s’inclina ; quelques pintes d’eau y entrèrent. Cependant, les passagers purent se maintenir à leur place. Ils regardèrent devant eux… Le roc noir qu’ils avaient heurté se déplaçait et s’agitait au milieu du bouillonnement des eaux.