Page:Verne - Une ville flottante, 1872.djvu/24

Cette page a été validée par deux contributeurs.

sans cris, ainsi que font des gens qui rentrent tranquillement chez eux. Des Français, eux, auraient cru devoir monter là comme à l’assaut, et se comporter en véritables zouaves.

Dès que chaque passager avait mis le pied sur le pont du steam ship, son premier soin était de descendre dans les salles à manger et d’y marquer la place de son couvert. Sa carte ou son nom, crayonné sur un bout de papier, suffisait à lui assurer sa prise de possession. D’ailleurs, un lunch était servi en ce moment, et, en quelques instants, toutes les tables furent garnies de convives, qui, lorsqu’ils sont Anglo-Saxons, savent parfaitement combattre à coups de fourchette les ennuis d’une traversée.

J’étais resté sur le pont afin de suivre tous les détails de l’embarquement. À midi et demi, les bagages étaient transbordés. Je vis là, pêle-mêle, mille colis de toutes formes, de toutes grandeurs, des caisses aussi grosses que des wagons, qui pouvaient contenir un mobilier, de petites trousses de voyage d’une élégance parfaite, des sacs aux angles capricieux, et ces malles américaines ou anglaises, si reconnaissables au luxe de leurs courroies, à leur bouclage multiple, à l’éclat de leurs cuivres, à leurs épaisses couvertures de toile sur lesquelles se détachaient deux ou trois grandes initiales brossées à travers des découpages de fer-blanc. Bientôt tout ce fouillis eut disparu dans les magasins, j’allais dire dans les gares de l’entrepont, et les derniers manœuvres, porteurs ou guides, redescendirent sur le tender, qui déborda après avoir encrassé les pavois du Great-Eastern des scories de sa fumée.

Je retournais vers l’avant ; quand soudain je me trouvai en présence de ce jeune homme que j’avais entrevu sur le quai de New Prince. Il s’arrêta en m’apercevant, et me tendit une main que je serrai aussitôt avec affection.

« Vous, Fabian ! m’écriai-je, vous, ici ?

— Moi-même, cher ami.

— Je ne m’étais donc pas trompé, c’est bien vous que j’ai entrevu, il y a quelques jours, sur la cale de départ ?

— C’est probable, me répondit Fabian, mais je ne vous ai pas aperçu.

— Et vous venez en Amérique ?

— Sans doute ! Un congé de quelques mois, peut-on le mieux passer qu’à courir le monde ?

— Heureux le hasard qui vous a fait choisir le Great-Eastern pour cette promenade de touriste.

— Ce n’est point un hasard, mon cher camarade. J’ai lu dans un journal que vous preniez passage à bord du Great-Eastern, et, comme nous ne nous étions pas rencontrés depuis quelques années, je suis venu trouver le Great-Eastern pour faire la traversée avec vous.

— Vous arrivez de l’Inde ?